Partant d’une irresponsabilité quasi-totale, il a fallu à la fois déterminer quel genre de fait pouvait être considéré comme dommageable, concilier les divers intérêts en jeu et aménager les rapports entre l’Administration et ses administrés.
Diverses considérations ont donc conduit à opérer des distinctions selon la gravité des fautes. Faisant preuve d’exigence lorsqu’il qualifie l’importance de la faute afin de rendre justice et tenir l’Administration pour responsable, le juge administratif se réfère à une double distinction : la faute simple et la faute lourde. Cette dernière, en ce qui concerne la puissance publique, apparaît d’une part dans l’exercice de son pouvoir de prendre des décisions exécutoires, d’autre part dans l’accomplissement de ses missions de service public. Motivée par la difficulté de réalisation du service, la faute lourde accorde au juge la graduation de l’engagement de la responsabilité administrative en tenant compte des exigences et contraintes propres à chaque pouvoir public. Selon le Professeur René Chapus, la faute lourde se définirait comme la faute qui est plus grave que la faute simple. La difficulté particulière de l’action administrative justifierait que toutes les fautes commises ne donnent pas lieu à responsabilité. Notion intuitive et fonctionnelle, la faute lourde permettrait au juge, en cas d’écart entre le standard juridique constituant le comportement idéal de l'Administration et l’acte concret litigieux, de juger de la responsabilité ou non de l’Etat.
Le juge administratif se doit d’assurer un compromis entre la protection des administrés et la poursuite de l’intérêt général car trop de sévérité pousserait l’Administration à l’inertie. Le juge s’emploie à un arbitrage entre le souci d’indemniser les particuliers et la garantie du bon fonctionnement de l’Administration publique sans qu’elle soit systématiquement entravée. Or, le recours à la faute lourde diminue les chances d’indemnisations pour les victimes de préjudice. Pour des considérations d'équité, les distinctions sur la caractérisation du fait générateur ont subi des évolutions, tendant à rééquilibrer le rapport entre faute simple et faute lourde. Les conditions pour engager la responsabilité de l’Administration ont bien évolué dans l’intérêt des usagers. La faute lourde a beau se maintenir dans certains services, la jurisprudence laisse à croire qu’elle disparaît progressivement et que cette disparition a même été souhaitée par le législateur et le Conseil d’Etat. Lorsque ce dernier a tenté de consacrer l’abandon de la faute lourde dans le domaine hospitalier (CE Ass., 10 avril 1992, Époux V), cela a marqué un mouvement irrémédiable vers le développement de la faute simple. Pour autant, il n’a pas été question d’établir un rapport trop défavorable à l’Administration dans sa relation avec les usagers. La jurisprudence a donc aussi veillé à rééquilibrer les relations entre ces deux parties.
Au vu du réaménagement progressif du rapport de force entre faute lourde et faute simple, l’histoire de la faute lourde s’était présentée comme celle de son déclin. L’on s'attachera cependant à questionner la raison du maintien de la faute lourde à partir de l’étude de son applicabilité dans certaines activités circonstanciées. La question qui se pose est alors celle de savoir si l’exigence de la faute lourde doit disparaître.
Si la disparition de l’exigence de la faute lourde sous sa forme traditionnelle était souhaitable pour les administrés et tendait à se généraliser (I), la faute lourde semble persister sous différentes formes et des tentatives de redéfinition ont été faites pour la rendre ainsi plus adaptée selon les cas d’espèces (II).
I/ La disparition souhaitable de l’exigence de la faute lourde
S’il est observable de prime abord que l’exigence de la faute lourde disparaît dans la jurisprudence (A), c’est parce que certains ont jugé inopportun le maintien de la faute lourde et ont avancé des justifications pour son retrait progressif en droit de la responsabilité administrative (B).
A. Le déclin progressif de la faute lourde
Le déclin de la faute lourde s’explique par l’abandon du critère de difficulté des activités. Par le passé en matière de police administrative, l’Etat n’était pas responsable de la négligence de ses agents (CE, 13 janvier 1899, Lepreux). Il a été mis fin à l’irresponsabilité de la puissance publique (CE, 10 février 1905, Tomaso Grecco). Puis, l’exigence de la faute lourde a été consacrée et elle ne se justifiait plus dans le caractère régalien mais dans la difficulté des activités de l'Administration (CE, 13 mars 1925, Sieur Clef). Il faut distinguer d’une part les activités matérielles relevant de la faute lourde, d’autre part les activités juridiques présumées non difficiles dépendant de la faute simple. Il est à noter qu’il n’y avait pas eu de recours à la faute simple pour les activités juridiques car cela aurait impliqué une certaine gêne pour l'action publique. Les agents seraient en effet indirectement freinés dans leur mission par la crainte d'engager la responsabilité de leur Administration.
La distinction entre les activités de police perd progressivement de sa portée en raison de l’abandon de l’exigence de la faute lourde en matière d’exécution de certaines activités qui sont pourtant le type même d’activités présentant des difficultés. Par exemple, dans les activités du service d’aide médicale d’urgence (CE Sect, 20 juin 1997, Theux), les opérations de sauvetage en mer (CE Sect, 13 mars 1998, Améon) ou les services de lutte contre l’incendie (CE, 29 avril 1998, Commune de Hannapes), le CE a abandonné l’exigence d’une faute lourde. Dans la décision Commune de Hannapes, le CE a estimé que le fait que les pompiers aient mis trente à quarante minutes pour mettre en marche la motopompe en vue d’éteindre l’incendie constituait une faute simple d’une certaine gravité de nature à engager la responsabilité de la commune. La gravité élevée du comportement fautif peut concerner une faute simple. Le critère de la difficulté de l’activité n’est plus propre au régime de la faute lourde.
Le déclin de la faute lourde se fait au profit du régime de la faute simple. En premier lieu, la jurisprudence arrêta le recours exclusif à la faute lourde et généralisa le recours à la faute simple, par exemple en matière fiscale (CE Sect., 21 mars 2011, Krupa). Selon le CE, toute faute commise par l’Administration lors de l’exécution d’opérations se rattachant aux procédures d’établissement et de recouvrement de l’impôt est désormais de nature à engager la responsabilité de l’Etat. Le développement des hypothèses de faute simple contribue également au recul de la faute lourde. Bien souvent, le juge administratif se contente maintenant d’une faute simple pour les activités matérielles de police. Par exemple, s’agissant de la protection des spectateurs des feux d’artifices (CE, 30 mars 1979, Moisan) ou encore des secours pour les baigneurs (CE Sect., 13 mai 1983, Lefèvre).
Dans l’évolution jurisprudentielle, il ressort clairement que le régime de faute lourde est délaissé au profit d’un régime de faute simple mais cela n’est jamais observable en sens inverse. Par exemple, la jurisprudence exigeait dans un premier temps la faute lourde pour le placement d’office des malades mentaux (CE, 13 juillet 1968, Epoux Hugonneau) puis un régime de faute simple en la matière (CE, 14 avril 1994, Société AGF). L’abandon de la faute lourde au profit de la faute simple s’est fait essentiellement dans les années 1990.
De la même façon, lorsque de nouvelles situations juridiques se présentent, le juge administratif choisit souvent de les placer sous le régime de la faute simple. C’est assez compréhensible si l’activité ne présente aucune difficulté particulière. Par exemple, s’agissant des services chargés de la transmission ou de la vérification d’informations (CE, 16 décembre 1983, Ministre de l’intérieur c/ Goncalves), le CE a fait le choix de retenir la faute simple pour engager la responsabilité en raison de l’absence de difficulté particulière. Ainsi, la faute simple est souvent retenue par le juge dès que de nouvelles situations juridiques qui se présentent à lui.
Parallèlement aux hypothèses de responsabilité pour faute, se développe des cas de responsabilité sans faute contribuant aussi au recul de la faute lourde. Par exemple, les mesures de police individuelles peuvent, lorsqu’elles sont légales, engager la responsabilité sans faute de leur auteur sur le fondement de la rupture d’égalité devant les charges publiques (CE, 30 novembre 1923, Couitéas). Par la loi du 24 novembre 2009 instituant une responsabilité sans faute en cas de décès d’un détenu par un autre détenu au sein des services pénitentiaires, le législateur a pu aussi contribuer au déclin de la faute lourde.
Enfin, il ressort de la doctrine une remise en cause générale de la faute lourde. Le Professeur René Chapus estimait que la persistance d’hypothèses de faute lourde en matière de police administrative restait à démontrer. Le Professeur Melleray soutenait la disparition de la faute lourde, au moins pour les activités juridiques. Cependant, la multiplicité de décisions réaffirmant l’exigence de faute lourde montre qu’elle n’a pas totalement disparue. Le déclin généralisé de la faute lourde n’a pas été en tout cas annoncé par des arrêts de principe du CE.
B. Les justifications du recul de la faute lourde
La suppression de la faute lourde permettait une plus grande uniformité juridique entre les différentes activités de l'Administration. La cessation d'une distinction entre la faute simple et la faute lourde était souhaitable car elle ajoutait de l'inutilité à la complexité. La sécurité juridique en cas d’engagement de responsabilité se verrait ainsi renforcée.
Les juges administratifs ont aussi arrêté de faire automatiquement référence à la faute lourde car le degré de gravité exigée en devenait presque un indice permettant de deviner à laquelle de ces activités le juge rattachait la faute. Or, il faut rappeler que le juge opère un contrôle au cas par cas. Par exemple, au départ la faute lourde était systématiquement exigée dans la lutte contre les espèces nuisibles. Un revirement de jurisprudence a eu lieu où une faute simple et uniquement celle-ci a été admise au cas d’espèce (CE, 4 décembre 1995, Delavallade). Lors de son contrôle, le juge vérifie bien l’adéquation de la faute eu égard à la situation présentée. Dans cette affaire, la surveillance de la divagation des animaux errants a été considérée comme une activité sans difficultés. La faute lourde ne se justifiait donc pas en l’espèce. Il ne faut cependant pas en déduire que le juge administratif reconnaîtrait plus aisément le caractère fautif de l’Administration.
Plus particulièrement, la défiance envers la faute lourde a amené à l’alignement des règles d’engagement de responsabilité, dans un souci d’établir un régime juridique unifié et unique lorsque des activités sont étroitement liées. L’unification des régimes de faute s’observe toujours par le recul de la faute lourde et jamais en sens inverse. Les activités de service n’étant pas cloisonnées bien au contraire, on comprendrait mal la raison de dissocier des services qui seraient proches suivant le type d’activité exercé. Par exemple, si auparavant une faute lourde était exigée pour une faute dans la surveillance d’un individu placé en cellule de dégrisement (TA, Lyon, 22 décembre 1994), désormais le CE retient la faute simple pour les activités de surveillance (CE, 23 mai 2003, Madame Chabba). D’après la juridiction suprême, cette activité était suffisamment proche de celle du service pénitentiaire pour que l’on puisse exiger à l’avenir une faute simple dans le service de police en la matière.
En outre, le passage à la faute simple ne supprime pas la « franchise de responsabilité » de l’Administration. Il y a eu la préoccupation d’ouvrir davantage les demandes d’indemnisations des victimes. Responsabiliser la puissance publique, c’est exiger d’elle de ne pas fauter. Critiquée par les victimes et la doctrine universitaire, la faute lourde était perçue comme trop favorable à l’Administration. En matière médicale, la disparition de la faute lourde a été souhaitable. Le commissaire du gouvernement Hubert Legal rappelait que le régime de faute lourde était très mal perçu puisque dans le secteur médical privé, la Cour de cassation n’utilisait déjà plus la notion de faute lourde dans le but de favoriser l’indemnisation des victimes. La jurisprudence Époux V. met fin cette situation d’injustice en faisant reculer la faute lourde. Si l’Administration estime que la responsabilité est partagée, elle a toujours la possibilité de se retourner contre l’agent au moyen de l’action récursoire (CE, 28 juillet 1951, Laruelle). Au demeurant, le recul de la faute lourde fut la bienvenue en ce qu’elle augmente les chances d’indemnisations des administrés.
Responsabiliser l’Administration, c’est aussi exiger d’elle de tout mettre en oeuvre pour accomplir ses missions. La pression qui s’exerce sur le service s’accentue avec le passage à la faute simple. Dans une affaire à Marseille, la faute lourde a été constituée au vu de la prévisibilité de l'événement (CE, 11 mai 1984, Port autonome de Marseille). En l’espèce, les autorités chargées du maintien de l'ordre public étaient informées d'un conflit social, localisé et se sont abstenues de prendre des dispositions pour s'opposer à la formation de barrages. Il est à supposer que les agents auraient réagi différemment s’ils avaient su que leurs activités de service étaient régis par le régime de la faute simple. Ainsi, le passage de la faute lourde à la faute simple conduirait la puissance publique à faire preuve de plus de prudence.
En renonçant à la faute lourde, la jurisprudence a contribué à éloigner le droit de la responsabilité administrative de la logique initiale de l’arrêt Blanco, pour se rapprocher de celle, civiliste, en vertu de laquelle toute faute qui cause un dommage appelle la réparation de celle-ci par son auteur. Ceux qui ont voulu la disparition de la faute lourde ont cependant oublié qu’elle n’est pas seulement un héritage édulcoré et injustifié de l'irresponsabilité de l’Administration. Si elle n’a plus l'allure de départ qu’elle avait, les résidus de la faute lourde présentent toujours un intérêt selon les cas d’espèce. Mieux, la faute lourde a su se redéfinir pour devenir plus efficace.
II/ La nécessité de réactualiser l’exigence de la faute lourde
La disparition totale de la faute lourde n'est ni souhaitable ni tenable à long terme. En tous cas, le déclin de la faute lourde n’a pas totalement abouti à sa disparition en droit de la responsabilité administrative (A). A cet égard, l’application traditionnelle de la faute lourde, loin de faire l’unanimité, a pu être remplacée par une exigence de faute lourde qui a su se redéfinir pour s’adapter à l’ère du temps (B).
A. La prétendue disparition de la faute lourde
Le CE entend expressément conserver la faute lourde dans certains domaines. Par exemple pour les activités de contrôle sur les collectivités territoriale, le CE a retenu la faute lourde contre le préfet qui avait laissé passer des actes illégaux (CE, 21 juin 2000, Commune de Roquebrune). Certains ont proposé l’introduction d’une division entre faute simple et « erreur excusable ». Mais le commissaire du gouvernement Touvet montrait les réticences du CE à adopter le qualificatif de faute simple, arguant notamment que les préfectures n’avaient pas le personnel adapté pour détecter toute illégalité. Ces manquements ne peuvent alors résulter que d’une faute lourde. Ainsi, il y a des cas où la faute lourde est volontairement préservée dans son applicabilité traditionnelle en raison de la difficulté inhérente du service.
La faute lourde a su par moment resurgir de façon nouvelle et inattendue. Dans l’affaire Merah en 2016, la famille du Caporal-chef Abel Chennouf s’est vue rejeter sa demande d’indemnisation (TA, Nîmes, 12 juillet 2016, Consorts Chennouf). En 2018, le Fonds d'indemnisation de garantie des victimes d'actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI) s'était joint aux parties civiles et demanda à l'État le remboursement des sommes versées aux proches de la victime (CE, 18 juillet 2018, Mme Monet et autres). En formulant un arrêt de rejet, le CE conclut que ce doit être une faute lourde et non une faute simple qui s’applique aux « carences des services de renseignement dans la surveillance d’un individu ou d’un groupe d’individus ». Selon le Professeur Wachsmann, le recours à la faute lourde ne doit pas s’analyser comme l’action d’éviter « d’énerver la police par des menaces permanentes de complication contentieuse » (CE, 13 mars 1925, Sieur Clef). En rejetant les demandes d’indemnisations, la faute lourde n’a été utilisée que pour dissuader les victimes d’engager la responsabilité de l’Etat pour l’avenir. Or, jamais la faute lourde n’a été utilisée pour cette raison dans la jurisprudence des services de police. Selon le Professeur Wachsmann, la faute lourde serait une sorte « d’échappatoire laissée au juge, un joker ». Ainsi, il y a des cas où la faute lourde est réapparue de manière surprenante. Il faut observer qu’il ne s’agit que d’un résidu de celle-ci.
Les juridictions inférieures ne tiennent par ailleurs pas toujours rigueur de la jurisprudence dégagée par le CE sur l’abandon de la faute lourde. Ainsi est-il remarquable de constater que la majorité des décisions retenant l'exigence d'une faute lourde émanent le plus souvent dans des matières où le CE n'a pas affirmé suffisamment la faute simple. De nombreuses hypothèses montrent l'absence de portée générale de la « suffisance de la faute simple ». La faute lourde aurait le rôle de compléter la faute simple. S’agissant de l'activité juridique de réglementation du stationnement, la CAA de Nancy a retenu une faute simple pour engager la responsabilité d'une commune du fait d'une carence fautive du maire à réglementer le stationnement (CAA Nancy, 17 févr. 2000, Commune de Chenevières). Dans une autre affaire, en tenant compte de la difficulté particulière dans les circonstances de l’espèce, le CE jugeait que la responsabilité de l'autorité de police ne pouvait être engagée que pour faute lourde (CE, Ass., 20 oct. 1972, Ville de Paris c/ Marabout). En l’espèce, la mise en place de places de stationnement à Paris a été jugée plus difficile que dans les villes de province. Il faut observer que la formulation de la décision Commune de Chenevières ne conférait pas à la faute simple une portée générale. Cette différence de fond s’explique par une simple différence de contexte. Tout est question d’appréciation des décisions au cas par cas par les juges de la première juridiction qui ne tiennent pas toujours rigueur des arrêts du CE.
Enfin, Gilles Lebreton disait au sujet de l’abandon de la faute lourde en matière médicale que : « Hormis le vocabulaire, rien ne change donc ». Au départ, la jurisprudence a admis une faute lourde pour les actes de médicaux (CE, 26 juin 1959, Rouzet) et les fautes lourdes sans aucun lien avec les actes médicaux (CE, 6 mai 1988, Administration générale de l’Assistance publique à Paris c/Consorts Leone). Partant de l’idée que la médecine n’était pas une science exacte, le juge administratif estimait qu’il y a fatalement des erreurs médicales exonératoires. De même dans les activités de contrôle, le CE estimait qu’il est fatal que des choses échappent à l’agent public, justifiant ainsi le maintien de la faute lourde (CE Ass., 29 mars 1946, Caisse d’assurance de Meurthe-et-Moselle). Cela aboutit à des situations injustes lorsque les victimes subissent des dommages importants.
C’est pour cette raison que la faute lourde été abandonnée (CE Ass., 10 avril 1992, Époux V). En réalité, le changement de qualification de la faute est en bonne partie fictif. Il s'agit plus de la disparition de certaines « anomalies » que d'une application stricte de l'exigence de faute simple. Le juge administratif a la fâcheuse tendance de ne rechercher que la faute lourde ou une faute relevant d'une « catégorie intermédiaire entre la faute simple et l'ancienne faute lourde ».. La décision Époux V a pour conséquence de créer un double artifice jurisprudentiel. D'une part, partant en application d’une interprétation extensive de la jurisprudence Rouzet, beaucoup de fautes médicales furent déqualifiées afin de bénéficier du régime de la faute simple. D'autre part, le juge témoigna d'une sévérité croissante dans l'appréciation des fautes commises car leur gravité étaient beaucoup plus facilement reconnue. Selon Grapin, on est passé d’une « introuvable faute lourde » à une « faute lourde banalisée ». Il n’y a eu qu’un abandon de façade de la faute lourde.
B. La redéfinition de l’exigence de la faute lourde
Ne s’appliquant plus de secteur en secteur, la conceptualisation de la faute lourde paraît nécessaire pour en définir ses hypothèses d’application plutôt que d’en délimiter ses domaines. L'équité et la prise en compte du manque de compréhension des particuliers à l'égard du régime de la faute lourde constituent un des critères de délimitation de celle-ci. Le déclin de la faute lourde bénéficiait beaucoup trop aux administrés en oubliant les intérêts de l’Administration. Les particuliers réclamaient un service public infaillible, quelles que soit les difficultés d’exercice de celui-ci. Un rééquilibrage des relations entre ces deux parties s’imposait. Le rôle de l'équité dans la jurisprudence a été mis en évidence par le commissaire du gouvernement Alain Seban (CE Ass., 30 novembre 2001, Kechichian). C’est pour cela que des services d’une certaine difficulté peuvent encore bénéficier du régime de la faute lourde, notamment lorsque les intérêts en cause sont moins « impérieux, donc souvent pécuniaires ». Par exemple, la faute lourde est exigée en cas de difficulté particulière du service dans les procédures d'établissement et de recouvrement d’impôt (CE, 27 juillet 1990, Bourgeois). Les services fiscaux doivent conserver une certaine autonomie et ne doivent pas être systématiquement entravée lorsqu’ils agissent.
De plus, le maintien de la faute lourde paraît d’autant plus compréhensible dès lors que l’on considère le service en tant que tel, agissant au nom et pour l’intérêt général. Waline parlait d’« importance sociale du service », l'adjectif « social » renvoyant à l'action en faveur de la société et non d'un individu pris isolément. C’est pourquoi la jurisprudence Kechichian refuse d'engager la responsabilité de l'Etat pour les fautes simples commises par les nombreuses autorités de régulation dans le cadre de leur activité de contrôle (CE Ass. 30 novembre 2001, Kechichian). Cela a été fait dans l’optique de préserver le caractère régalien de certains services ayant des prédispositions à fauter, en leur accordant davantage de souveraineté et une marge d’erreur dans leur action. Il est en effet nécessaire de ne pas paralyser l’action des services et de leur éviter un risque contentieux trop important. La redéfinition de l’exigence de la faute lourde est nécessaire pour que le service oeuvre au mieux à l’intérêt général. Surtout, elle permet de corriger le rapport de force entre Administration et administrés qui était bien trop favorables à ces derniers.
La faute lourde peut être redéfinie à certaines occasions et plus particulièrement lorsqu’une nouvelle hypothèse de faute lourde émerge. Par exemple, il était admis par le passé que la faute commise par l’autorité de substitution dans l’exercice de son pouvoir de substitution n’engageait pas la responsabilité de l’Etat mais celle de la commune défaillante (CE, 7 avril 1967, Commune de La Roque-Gageac). Par la suite, une affaire avait redéfinit le degré de gravité de faute lourde en la matière : le CE a admis la responsabilité de l’Etat pour défaut de substitution au maire dans l’exercice de ses pouvoirs de police administrative (CAA, Versailles, 24 février 2005). Il ne s’agit donc pas d’un maintien de la faute lourde mais d’une apparition de cette dernière dans un domaine où sa présence était jusque là contestée. Il y a donc des cas où la faute lourde a pu être établie à l’occasion de l’émergence d’une nouvelle hypothèse d’applicabilité.
Enfin, la nécessité de se conformer à la jurisprudence du droit international peut pousser le CE à redéfinir la faute lourde. S'agissant des activités juridictionnelles proprement dites, le CE admettait au départ la responsabilité de l’Etat sur une décision juridictionnelle non définitive (CE Ass., 29 décembre 1978, Darmont). Mais par la suite, la Cour européenne des droits de l’homme retient qu’en cas de dépassement du délai raisonnable de jugement, seul le régime de faute simple pouvait entraîner la responsabilité du service (CourEDH, 26 octobre 2000, Kudła c/ Pologne). La CourEDH n'interdit pas le recours à la faute lourde mais elle exige qu'elle soit justifiée par un motif d'intérêt général et qu'elle soit proportionnée à l'objectif poursuivi. Cela força le CE à créer un mécanisme permettant à tout justiciable d’agir en cas de lenteur des juridictions (CE Ass., 28 juin 2002, Ministre de la justice c/ Magiera). Le CE a décidé de maintenir la jurisprudence Darmont, sauf dans l'hypothèse d'une longueur excessive des procès. L’influence du droit international se manifeste lorsque le CE éclaircit les modalités d’application et les circonstances excluantes de la faute lourde.