Montesquieu disait que : « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » L’on comprend alors qu’il faut que les normes soient bien établies au sein d’un ordre juridique interne, de sorte à éviter les erreurs d’interprétations des normes juridiques. Surtout, une hiérarchisation bien établie des normes préviendrait le risque de confusion des pouvoirs.
Selon le juriste Hans Kelsen, la hiérarchie des normes permet de dégager, au sein d’un ordre juridique, un ensemble de normes hiérarchisées, qui peut s’observer par une pyramide. En principe, des normes inférieures devront se conformer aux normes supérieures. En cela, est constitué l’ordonnancement juridique des normes d’un État. Le juge administratif est, quant à lui, chargé de trancher les différends relatifs en matière de droit public. Ces différends peuvent concerner ceux des personnes publiques entre-elles, ceux des administrés entre-eux, ou encore ceux de la puissance publique avec un administré. Contre-pouvoir essentiel pour assurer la séparation des pouvoirs, le juge administratif joue alors un rôle dans le respect de la hiérarchie des normes. Gardien des droits et des libertés des administrés, le juge administratif tient tout aussi compte des intérêts de l’administration. De manière impartiale, il tranchera donc leurs litiges au regard de la hiérarchie des normes.
Pour autant, le contrôle du juge administratif s’avère bien plus complexe qu’un simple contrôle d’une norme par rapport à une autre norme. Ne serait-ce déjà parce que le droit en vigueur est en constante mutation, et qu’il oblige le juge administratif à s’y conformer. Surtout, la conception kelsenienne tend à omettre les éventuels conflits qui pourraient surgir entre ces plusieurs normes. De surcroît, la hiérarchie des normes est complexifiée par l’apport des normes non écrites, et par l’accroissement du droit supranational qui tend encore plus à redéfinir l’ordonnancement juridique. Si, en principe, une norme supérieure impliquera une conformité d’une norme inférieure à celle-ci, cette supposée supériorité, bien que formellement établie, peut en réalité cacher une forme d’artifice juridique. A priori, les normes constitutionnelles sont supérieures aux normes internationales. Or, ce postulat peut être critiqué par la pratique, critique souvent formulée par les internationalistes publicistes, qui adoptent une conception différente de la hiérarchie des normes. L'ordonnancement juridique se voit d’autant plus complexifié par le dégagement de normes par le juge administratif lui-même. En ce cas, en plus de ne jamais être figée, il faut en déduire que la hiérarchie des normes se voit définie tout à la fois par le législateur, et, dans une certaine mesure, par les juges.
Jouant un rôle crucial, le juge administratif s’emploie alors à régler les différends de ses requérants. Plus précisément, sa mission est de vérifier la conformité d’une norme à l’égard d’une autre, établie par la hiérarchie des normes. Pour autant qu’elle soit formellement établie, le contrôle du juge administratif s’avère en réalité bien plus complexe. Censée être le garant des droits et des libertés fondamentaux des parties qui font appel à lui, si le fonctionnement de l’exercice du contrôle par le juge administratif, au regard de la hiérarchie des normes, tend a priori à être simple, en quoi ce contrôle, bien plus complexe en réalité, se voit constamment redéfini dans l’ordre juridique interne ?
A priori, le contrôle qu’exerce le juge administratif ne devrait pas poser de problèmes, au regard de la hiérarchie des normes (I). Si cela est plutôt vrai pour les normes dites classiques, c’est-à-dire les normes écrites, force est de constater pourtant que ce contrôle tend à se complexifier par l’obligation pour le juge de prendre également en compte d’autres normes, bien plus originales (II).
I. Un rôle a priori limpide du juge administratif dans l’ordre juridique interne
Il est vrai qu’en principe, le contrôle du juge administratif ne devrait pas poser de problèmes, puisque les règles sont établies de manière formelle dans l’ordre juridique interne (A). Pour autant, l’exercice du contrôle du juge administratif, loin d’être uniforme, peut parfois s’adapter en fonction d’objectifs divergents. (B).
A. Un contrôle simpliste opéré par le juge administratif au regard de la place des normes dans l’ordre juridique interne
La notion de la pyramide des normes de Kelsen est simple à comprendre. Toutes les normes doivent se conformer à celles qui lui sont supérieures. Ainsi, au sein de la pyramide des normes, l’on retrouvera à sa tête la Constitution, puis les normes internationales, puis les lois, puis les PGD, et enfin, les actes administratifs. En pratique, c’est bien un contrôle à l'égard de la Constitution qui est souvent entrepris, par facilité pour le juge administratif. En effet, il y a présomption qu’une norme supérieure soit forcément conforme à une norme constitutionnelle. D’une part, ce contrôle à l’égard des dispositions constitutionnelles a été renforcé par la reconnaissance du bloc de constitutionnalité (DC, 1971, Liberté d’association). D’autre part, la théorie de la loi-écran a été abandonnée (abandon de CE, 1936, Arrighi ; et reconnaissance de cette théorie par CE, 1989, Nicolo, en l’espèce surtout pour les normes internationales).
En conséquence, une norme qui serait contraire à une norme supérieure sera écartée par le juge administratif. Le plus souvent, le juge administratif exercera un contrôle in abstracto. Si l’illégalité d’une norme est reconnue, alors il est possible par la suite que le législateur décide soit de l’abroger, soit de la modifier pour qu’elle devienne conforme.
En revanche, il est aussi possible qu’il y ait conflit de normes, lorsqu’une ou plusieurs normes supérieures à celle déférée devant le juge administratif, ait été adoptée a posteriori de celle-ci. Alors, il est normal qu’elle se retrouve en situation d’illégalité. Là encore, le législateur décidera soit de l’abroger, soit de la modifier pour qu’elle devienne conforme. C’est souvent le cas lorsque le droit français reconnaît des conventions internationales a posteriori. Par exemple, la CEDH a été ratifiée par la France en 1974. Lors de la première application de l’état d’urgence, en Algérie, l’article 3 de la CEDH interdisant le recours à la torture et aux traitements inhumains ne pouvait pas être encore invoqué. Sous l’application de l’état d’urgence en 2005, il aurait été désormais le cas pour les particuliers de s’en prévaloir. Cependant, il faut préciser que parfois, même un traité ou une convention internationale n’obligera pas toujours une ligne de conduite à adopter aux juges nationaux. Tel a été le cas pour l’affaire Lambert, pourtant présentée devant la Cour EDH. C’est bien le Conseil d’État qui aura eu le dernier mot.
Enfin, il faut préciser l’apport du mécanisme de la QPC, avec la révision constitutionnelle de 2008. Contrôle aussi a posteriori, ce qui change, c’est que le rôle du juge administratif sera minimisé. Il ne fait que filtrer la pertinence de la question. Mais c’est le juge constitutionnel qui exercera le contrôle de la norme, et uniquement à l’égard de la Constitution.
Sur un plan purement théorique, et dans la majorité des cas dans la pratique jurisprudentielle, le contrôle du juge administratif ne pose aucun problème. Pourtant, la notion même de hiérarchie des normes peut parfois être remise en cause par l’adaptation du contrôle du juge à l’égard du recours qui lui est déféré.
B. L’adaptation de la technicité du contrôle opéré par le juge administratif
Le juge administratif exerce un contrôle casuistique, c’est-à-dire au cas par cas, en fonction de la situation du litige. C’est pourquoi des solutions peuvent être différentes, alors que le juge administratif a pris comme point de référence une même norme supérieure.
D’une part, l’évolution du droit, par l'incorporation d’une nouvelle norme supérieure, peut amener le juge administratif à devoir opérer un contrôle différent. Or, il peut surgir, par la prise en compte d’une nouvelle norme, des conflits de normes. Par exemple, la décision Duvignères de 2002 portant sur le caractère impératif des circulaires pour faire l’objet d’un REP, a été abandonnée avec la reconnaissance des REP pour l’ensemble des circulaires (CE, 2020, GISTI). Aussi, le contrôle peut s’avérer devenir différent selon la considération que le juge porte pour une norme supérieure. Par exemple, s’agissant des actes dérivés, par le passé, ceux-ci ne pouvaient pas être invoqués par le justiciable. Tel a été le cas pour les directives (CE, 1974, Cohn-Bendit). Pour autant, le droit aura évolué, et désormais, la légalité d’une directive non transposée peut être appréciée par le juge administratif (CE, 2008, Mme Perreux).
D’autre part, le juge administratif est dans l’obligation d’exercer un contrôle de proportionnalité, c’est-à-dire de rechercher l’adéquation d’un moyen à un but recherché. Il doit surtout veiller à ce qu’une règle de droit ne porte pas atteinte à un droit garanti. Cependant, l’intensité du contrôle de proportionnalité sera différente selon la norme visée. Cette tendance sera d’autant plus exacerbée en période de circonstances exceptionnelles. Par exemple, par principe, le juge administratif doit veiller à ce que le principe de liberté soit respecté (art. 2 DDHC). Déjà, en période normale, ce principe peut être restreint, par exemple, pour interdire l’entrée sur le territoire français des personnes djihadistes, pouvant menacer l’ordre public. En période d’état d’urgence sanitaire, la liberté d’aller et venir peut se voir restreinte pour des questions sanitaires (CE, 2020, Société Le Poirier-au-loup). Ainsi, l’on voit qu’un principe pourtant supérieur peut être dérogé par l’appréciation casuistique du juge administratif.
Dans cette première partie, il a été vu que même si par principe, le contrôle du juge administratif apparaît simple au regard de la hiérarchie des normes, force est de constater qu’il arrive que son contrôle doit être adapté. En cela, la notion de hiérarchie des normes n’est pas aussi absolue. À présent, il convient de voir en quoi le contrôle du juge administratif, au regard de la hiérarchie des normes, tend encore plus à être complexifié par la prise en compte d’autres normes, lesquelles ne sont pas autant hiérarchiquement et formellement établies dans l’ordre juridique interne.
II. Un contrôle complexifié du juge administratif avec l’apport de normes originales
Le contrôle opéré par le juge administratif tend à la fois à être complexifié par sa prise en compte de normes non écrites (A), que par son obligation de considérer les normes internationales, pouvant redéfinir ainsi la conception kelsénienne des normes (B).
A. Une complexification du contrôle du juge administratif par la prise en compte des normes non écrites
L’ordre juridique interne admet de manière formelle les normes écrites. Or, le problème est qu’il peut y avoir la présence de normes non écrites. C’est le cas de la coutume. Quand une norme coutumière n'est pas assez reconnue par le droit écrit, alors il n’y aucune difficulté pour le juge administratif, il ne l'appliquera pas. En cela, la hiérarchie des normes n’est pas remise en cause.
Par contre, si une norme coutumière est reconnue par le droit français, alors le juge administratif devra en tenir compte. Il est vrai que par principe, la coutume n’est pas d’applicabilité directe et en cela, c’est la seule norme internationale pour laquelle le juge administratif ne s’y réfère pas en cas de différend portant sur l’applicabilité directe de cette norme (CE, 1997, Aquarone). Par exception toutefois, certaines coutumes sont universelles et, en plus d’être reconnues explicitement par le droit français, seront toujours applicables. Ce sont les normes de jus cogens, c’est-à-dire des normes impératives de droit internationale, qui s’appliquent à chaque État. Par exemple, il n’est nul besoin que soit expressément consacré l’interdiction du crime de génocide en dispositions internes, car cette interdiction est déjà applicable à tout niveau juridictionnel. Consacrer expressément cette interdiction dans l’ordre juridique interne aurait au moins le mérite d’en renforcer sa protection.
Le cas des principes généraux du droit (PGD) autres que nationaux est plus simple, car le juge administratif leur a reconnu leur valeur juridique. Tel est le cas pour les PG du droit international dégagés par la CIJ de la Haye (CE, 2000, Paulin) ou des PGDUE (CE, 2001, Syndicat national de l’industrie pharmaceutique). Aussi, la reconnaissance des PGD nationaux a été consacrée en droit interne (CE, 1945, Aramu). Or, en vertu de la hiérarchie des normes, un PGD qui serait contraire à une norme supérieure devrait en principe être écarté. Pourquoi est-ce rarement le cas ? Car les PGD sont souvent un doublon, ou au moins, une référence à des PGD a valeurs constitutionnels déjà existantes (ou des PFRLR ou PNNT reconnu dans le bloc de constitutionnalité). Tel est par exemple le cas s’agissant du refus de candidats en raison de leur opinion politique au concours de l’ENA, le juge administratif s’est fondé sur le principe d’égalité (CE, 1954, Barel), qui lui-même, existe déjà dans la DDHC (art. 6 DDHC).
La prise en compte des normes non-écrites pose parfois problème. Il tend alors à remettre en cause la notion même de hiérarchie des normes, c’est-à-dire que certaines normes pourtant reconnues supérieures, ne le seraient pas, car concurrencées par d’autres dispositions non-écrites. En sus de cette problématique, s’ajoute à la complexification du contrôle du juge administratif, la progressive reconnaissance des normes internationales.
B. Une redéfinition du contrôle du juge administratif par la reconnaissance des normes internationales
L'article 88-1 de la Constitution, révisé à l’occasion de l’adoption du Traité de Maastricht en 1992, consent à un transfert de compétences et reconnaît aussi l’applicabilité du droit de l’UE dans l’ordre juridique interne. Cette révision constitutionnelle était nécessaire, afin que les dispositions constitutionnelles n'aient été en contradiction avec les normes européennes nouvellement reconnues. En ce cas, l’on pourrait croire que le juge administratif n’ait aucune réticence à admettre la supériorité des normes européennes sur les autres normes infra.
Pourtant, par le passé, et encore aujourd’hui parfois, il pouvait être constaté une certaine résistance du juge administratif à appliquer le droit de l’UE. Il a ainsi montré sa résistance, lorsqu’il a accepté que la France se fasse engager sa responsabilité (CJUE, 2018, Commission c/ France). En cela, l’interprétation casuistique du juge administratif dans ce cas d’espèce remet en cause la notion de hiérarchie des normes, puisqu’il aura volontairement mis de côté une norme européenne, pourtant supposée supérieure hiérarchiquement.
Cela peut se justifier par le rôle historique que veut encore jouer le Conseil d’État : celui d’être le serviteur de la loi française. En cela, même si l’article 55 de la Constitution reconnaissait la supériorité des engagements internationaux sur les lois nationales, le juge administratif se refusait d’exercer un contrôle des lois postérieures. Cependant, cette position a été abandonnée, et traduit la reconnaissance du Conseil d’État de la supériorité du droit de l’UE (CE, 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques).
Entre-temps, la réticence du juge administratif n’est plus aussi manifeste, au point qu’il admet une certaine « eurocompatibilité » et joue à présent le jeu de l’intégration normative du droit de l’UE. Si ce droit ne pose pas de problèmes, alors le juge administratif statue sans difficultés (CE, 2008, Conseil national des barreaux). Dans le cas contraire, en cas de difficultés sérieuses, le juge administratif reconnaît son incompétence et renvoie une question préjudicielle au juge de l’UE (CE, 2007, Arcelor). La jurisprudence Arcelor montre qu’il joue le jeu du dialogue des juges, qu’il tend à ne plus remettre en cause les normes européennes, et donc, la hiérarchie des normes.
Le problème persiste toutefois pour le droit international, car à ce jour, la France
n’est toujours pas partie prenante de la Convention de Vienne de 1969. Et il n’est pas
rare de voir encore le juge administratif faire preuve d’une certaine résistance, par
exemple, en reconnaissant le caractère d’actes de gouvernement d’une décision à
caractère diplomatique (CE, 1995, Association Greenpeace France). L’affaire n’a pas été
traitée devant la CIJ, ce qui démontre la résistance du droit français, et l’on peut y voir,
dans une certaine mesure, une remise en cause de la hiérarchie des normes.