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Le contrôle de proportionnalité du juge administratif et l’état d’urgence

​« L’état d’urgence ne peut pas être un état permanent » déclarait Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l’intérieur, le 20 juillet 2016. Au lendemain de l’attentat de Nice, celui-ci s’en prenait à la droite et à l’extrême droite qui voulaient proposer des lois d’exceptions et s’affranchir de l’État de droit. Pour autant, une telle critique émanant d’une autorité exécutive a de quoi étonner.  

        Utilisée par les juges, la technique du contrôle de proportionnalité s’intègre dans les mécanismes juridictionnels de protection des libertés, quel que soit le contentieux considéré. Le contrôle de proportionnalité vise à vérifier qu’une règle de droit ne porte pas atteinte à un droit garanti. C’est une méthode et une technique juridique que doit appliquer le juge administratif. Quant à la proportionnalité, elle peut se définir comme  la recherche de l’adéquation d’un moyen à un but recherché. Pour notre sujet, le juge administratif va veiller à ce que la mise en œuvre de l’état d’urgence n’entrave pas les libertés individuelles des citoyens. Fruit de la loi du 3 avril 1955 mais non prévu par la Constitution, l’état d’urgence a été créé lors de la guerre d’Algérie, afin d’éviter l’application de l’état de siège qui aurait signifié la reconnaissance de l’existence d’une guerre. Mais déjà à l’époque, les arrêts du Conseil d’État Heyriès de 1918 et Dame Dol et Laurent de 1919 permettaient la prise de mesures exceptionnelles, afin d’assurer la continuité des services publics et de garantir l’ordre et la sécurité publique. Déclaré par le président de la république et décrété en Conseil des ministres, l’état d’urgence est une forme d’état d’exception. Il permet aux autorités de police, soit le ministre de l’intérieur et les préfets, de prendre des mesures dans le but de restreindre les libertés, comme l’interdiction de circuler ou l'interdiction de se réunir. L’état d’urgence leur octroie des pouvoirs de police administrative étendus aux autorités civiles. Il a été utilisé à plusieurs reprises au cours de la Vème République en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public. Tel fut par exemple le cas en 2005 pour faire face aux violences dans les banlieues. 

        Si effectivement, des circonstances impérieuses portant atteinte à l’intégrité à la Nation exigent le déploiement d’un tel dispositif, il ne doit en aucun cas porter atteinte à l’État de droit. En effet, l’état d’urgence doit s’appliquer par principe sur un délai de douze jours. Et sa prorogation au-delà ne peut être autorisée que par une loi. Il est vrai que le droit en vigueur doit organiser la sécurité des administrés dans les rapports sociaux, ce qui suppose un minimum de rigidité et de stabilité. Cependant, de tels rapports sont en perpétuel mouvement, conduisant ainsi à une évolution du droit. La récente crise de la COVID-19 a mis en lumière une mutation même de la nature de l’état d’urgence. L’urgence, quelle qu'elle soit, va donc autoriser des dérogations. Mais il apparaît que l’institution de l’état d’urgence constitue une menace sérieuse pour la sauvegarde des libertés publiques. D’autant plus que l’activation de l’état d’urgence nécessite des conditions moins restrictives que l’état de siège. L’état d’urgence crée un tel climat défavorable au respect des libertés individuelles. L’échec de sa constitutionnalisation ne fait que renforcer ce sentiment. Face à cette périlleuse problématique juridique, le juge administratif a dû admettre des dérogations pour les cas de « circonstances exceptionnelles ». Et en même temps, le juge administratif reste l’un des meilleurs garants de la protection des libertés publiques, et notamment au regard de la Constitution. 

        S’il est vrai qu’en principe, l’équilibre entre ordre public et libertés est garanti par l’étendue du contrôle du juge administratif sur les décisions prises dans le cadre de l’état d’urgence, une telle conciliation s’avère difficile mais non insurmontable. Le devoir ne s’attachera alors pas de s’interroger sur l’efficience de cette conciliation. Plutôt, il nous paraît plus pertinent de s’intéresser aux défauts que présente le contrôle de proportionnalité. Au regard de l’état d’urgence, si le contrôle de proportionnalité du juge administratif se veut être une véritable garantie de notre État de droit, en quoi ce contrôle en constante mutation peut-il encore être défaillant ?  

        Si d’ores et déjà, l’application du contrôle de proportionnalité employé par le juge administratif apparaît toute relative (I), une telle difficulté ne peut qu’être renforcée par l’évolution même de l’état d’urgence et par l’influence du droit conventionnel, qui ne cesse de dénoncer la privation des libertés publiques qu’exerce le dispositif (II). 


I. Une tentative de préservation de l’État de droit par l’application du contrôle de proportionnalité 

        Si les multiplications des états d’urgence ont de quoi inquiéter la sauvegarde de nos libertés publiques (A), le contrôle exercé par le juge administratif, de par la progression de son étendue, en intensité et en rapidité, permet a minima une tentative de sauvegarde de notre État de droit (B). 

A. Une menace sérieuse pour les libertés publiques avec le risque de banalisation de l’état d’urgence 

        La pratique tend à montrer de plus en plus une prorogation abusive des états d’exception. Pour preuve, l’état d’urgence déclaré après les attentats de 2015 a été prorogée à quatre reprises. Les prorogations se justifient pour donner davantage de moyens aux autorités administratives par rapport à ceux dont ils disposent habituellement. Si le législateur entend ainsi protéger les libertés au nom de l’ordre public (CC, 25 janvier 1985, Loi relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie et dépendances), pourtant, comme le rappelle le Conseil d’État : « les renouvellements de l’état d’urgence ne sauraient se succéder indéfiniment » (CE avis, 18 juillet 2016). Sur le long terme, il devient en effet difficile d’admettre que ces moyens se prolongent indéfiniment. Néanmoins, le juge s’assurera que les mesures prévues au décret déclarant l’état d’urgence ou sa prorogation soient justifiées par l’existence de troubles à l’ordre public. Si le juge administratif utilise le contrôle de proportionnalité en exerçant un contrôle normal, il faut bien voir que son contrôle reste aujourd’hui encore limité (CE Ass, 24 mars 2006, M. Rolin - M. Boisvert). Par ailleurs, les mesures relatives à l’état d’urgence faisant l’objet d’une information et d’une transmission au parlement (art. 4-1 de la loi de 1955) tendent à être un leurre en cas de coïncidence de majorité. 

        Les mesures qui peuvent être prises par les autorités administratives nuisent fortement aux libertés publiques. De plus en plus nombreuses, plusieurs d’entre-elles doivent nous interroger. Il est possible pour le ministre de l’intérieur de prononcer l’assignation à résidence « de toute personne… à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». Or, en 2015, les militants de la COP21 ont été la cible de l’état d’urgence. De tels procédés rassemblent à ce qui pouvaient se faire sous des régimes dictatoriaux, par exemple, l’arrestation préventive des partisans politiques sous le IIIe Reich. Mais là encore, le juge administratif, et plus précisément le juge des libertés, est censé intervenir pour faire un contrôle, par exemple s’agissant des assignations à résidence lorsque l’urgence est présumée (CE, 11 décembre 2015, Gauthier). 

        Dans un tel contexte de banalisation de l’état d’urgence, il pouvait être prévisible que le juge administratif rencontrerait des difficultés pour remplir sa mission. La pratique montre que son application du contrôle de proportionnalité ne garantit pas toujours un juste milieu entre libertés publiques et ordre public. 


B. Le contrôle impérieux du juge administratif pour empêcher les dérives de l’état d’urgence 

        Malgré l’état d’urgence, les juges administratifs se doivent de continuer à protéger les droits et libertés des citoyens. Si la loi du 3 avril 1955 précise bien que « la condition d’urgence est présumée parfaite », la pratique montre que de nombreuses assignations à résidence ont encore été déférées au juge administratif. Il doit alors faire un contrôle in concreto de la légalité des mesures prises par l’administration. L’on voit bien une évolution favorable du contrôle de proportionnalité. Car initialement, le juge administratif était limité qu’à ne dégager qu’une erreur manifeste d’appréciation (CE, 15 juillet 1985, Dagostini). Mais là encore, la notion de proportionnalité est définie en de termes vagues, laissant une trop grande marge d’appréciation aux autorités administratives. 

        Quant aux prolongations, là encore, le juge administratif veille à ce qu’elles ne soient « [...] excessives au regard du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence ». (CC QPC, 22 décembre 2015, M. Cédric D). Cette jurisprudence traduit montre bien que doit s’exercer le contrôle du juge, et justifie étonnamment l’inutilité de constitutionnaliser l’état d’urgence.  

        Enfin, le juge administratif joue aussi un rôle déterminant pour demander la fin de l’état d’urgence. En effet, il peut se prononcer sur la demande tendant à enjoindre le Président de la République de mettre fin à l’état d’urgence avant l’expiration du délai de trois mois (CE ord, 27 janvier 2016, Ligue des droits de l’homme et autres). Toutefois, en dehors de cadre, l’on déduit de cette jurisprudence que le juge administratif des référés est incompétent pour demander la suspension de l’état d’urgence (CE ord, 27 janvier 2016, Ligue des droits de l’homme et autres). C’est là encore la manifestation d’une limite du contrôle du juge administratif. Si le pouvoir exécutif décide de ne pas utiliser son pouvoir pour mettre fin de façon anticipée à l’état d’urgence, il est à supposer qu’il n'y ait pas d’atteinte grave et illégale à une liberté fondamentale...  


        Le contrôle de proportionnalité permet tant bien que mal de sauvegarder l’État de droit. Sa relative effectivité s’explique en partie par la pression des autorités exécutives à vouloir banaliser l’état d’urgence. Au moins, certaines dérives restent empêchées par le contrôle du juge administratif. Or, toute la difficulté de trouver un compromis entre ordre public et sauvegarde des libertés ne fait que s’accroître par la mutation du contrôle de proportionnalité. Fluctuant et appliqué de manière variable par les juges, l’on peut surtout aisément comprendre que l’avènement d’une redéfinition de l’état d’urgence rende la tâche du juge administratif encore plus difficile. 


II. Une applicabilité laborieuse du contrôle de proportionnalité causée par l’évolution continue du rapport entre état d’urgence et protection des libertés 

        Si la demande constante d’une protection accrue des libertés publiques ne cesse de faire évoluer le contrôle de proportionnalité du juge administratif, force est de constater que le juge a dû mal à uniformiser un contrôle efficient au regard de sa mission (A). Sans compter que l’arsenal juridique du juge mériterait d’être clarifié par l’avènement d’une nouvelle forme d’état d’urgence qu’est l’état d’urgence sanitaire (B). 

A. Un contrôle de proportionnalité sous contrainte dû à l’extension continue des libertés publiques

        En raison de la gravité de son dispositif, l’état d’urgence ne saurait seulement être soumis au seul contrôle du juge administratif. L’application du contrôle de proportionnalité sera alors vérifiée à la fin par le gardien des libertés, soit le Conseil constitutionnel. Il l’a fait par le passé. Lors de l’application de certains états d’urgence, le Parlement a tiré l’occasion pour modifier et moderniser la loi du 3 avril 1955. Or, le juge constitutionnel a veillé à censurer les dispositions trop restrictives en termes de libertés. Le contrôle par la juridiction suprême ne pouvait être exercé a priori, puisqu’en 1955, il n’existait pas encore. Il a ainsi jugé que la loi de 1985 n’était qu’une loi d’application de la loi de 1955. En revanche, le Conseil constitutionnel se révèle décisif pour exercer un contrôle a posteriori, grâce au mécanisme de la QPC. Mais là encore, il fut critiqué, car exerçant un contrôle trop timide et tardif. Il lui est reproché d’utiliser une modulation dans le temps de ses effets. Les contrôles se sont effectués bien après la levée des états d’urgence. 

        Aussi, faut-il voir une influence notable du droit conventionnel sur la mutation du contrôle de proportionnalité exercé par le juge administratif. Qu’en est-il de la protection des droits et libertés au niveau international ? Même les conventions internationales prévoient des procédures en cas de circonstances exceptionnelles. L’on peut citer le Pacte international relatif aux droits civils et politiques - PIDCP - ou encore l’article 15 de la CESDH. A contrario, certains droits sont toujours de nature indérogeables. Selon l’article 3 de la CESDH, aucun régime d’exception ne saurait autoriser les tortures ou les traitements inhumains. La mutation du droit international, dont notamment celui de la CESDH, a amené le renforcement des libertés individuelles que doit tenir compte le juge administratif. Et s’il failli à sa mission, les requérants peuvent aller devant la Cour EDH. Pour autant, aussi surprenant soit-il, la Cour a estimé que les autorités nationales restaient les mieux placées pour apprécier la réunion des circonstances au regard de l’article 15 de la CESDH (Cour EDH, 19 février 2009, A et a. c/ Royaume-Uni). L’on ne peut pas compter de manière absolue sur le soutien des juridictions supranationales. Le Défenseur des droits lui se montre bien plus critique dans ses rapports annuels. 

        L’inflation des libertés publiques aurait dû conforter le juge administratif à appliquer son contrôle de proportionnalité. Il en est surgit au contraire un paradoxe. L’appréciation bien trop permissive du juge administratif au regard de l’état d’urgence a de quoi inquiéter sur son rôle de défenseur des libertés. Une telle crainte ne peut que s’accroître par l'avènement d’une autre forme d’état d’urgence : l’état d’urgence sanitaire. 


B. Un contrôle de proportionnalité encore instable depuis l’avènement récent de l’état d’urgence sanitaire 

        La crise de la COVID-19 imposait la prise de mesures exceptionnelles. Mais l’état d’urgence n’était pas adapté aux circonstances. C’est pourquoi la loi n°2020-90 du 23 mars 2020 a institué le régime d’exception dénommé « état d’urgence sanitaire », lequel peut être activé en cas de « catastrophe sanitaire mettant en péril, de par sa nature et sa gravité, la santé de la population » (art. L. 3131-12 CSP). Le dispositif s’est fortement inspiré de l’état d’urgence classique, et lui aussi confère aux autorités administratives des pouvoirs particulièrement étendus. Il a de même un caractère temporaire. Et a priori, si le juge administratif n’intervient toujours pas en la matière, les demandes de prolongations font toujours l’objet d’un contrôle par le juge constitutionnel (CC, 13 novembre 2020, décision n°2020-888). 


        Ce nouveau franchissement juridique a été pris très au sérieux par le juge administratif. Il continue à veiller au respect des libertés publiques, en ne permettant pas que ce nouvel état d’urgence dérive. Concrètement, les pouvoirs de certaines autorités administratives sont limitées. Tel est le cas pour les pouvoirs de police du maire (CE ord, 17 avril 2020, Port d’un masque de protection, Commune de Sceaux), malgré le principe dégagé par l’arrêt Commune de Néris-les-Bains du 18 avril 1902. Les préfets aussi se sont fait reprendre : ils ont dû corriger leurs arrêtés s’agissant du port obligatoire du masque (CE juge des référés, 6 septembre 2020, Ministre des solidarités et de la santé). En revanche, l’on voit que le juge administratif ne respecte pas toujours la proportionnalité, lorsqu’il permet la fermeture des librairies pour le second confinement (CE juge des référés, 13 novembre 2020, Société Le Poirier-au-loup). Car, pourquoi avoir fermé des lieux peu fréquentés et avoir laissé les magasins de grande surface ouverts à l’époque ? Le juge n’a pas tenu compte du principe d’égalité des citoyens (Art. 7 DDHC). En sus, le juge administratif a jugé bon de ne pas fermer d’autres lieux, assez similaires aux librairies. Il s’agissait des cinémas, de théâtres ou de salles de spectacles (CE juge des référés, 23 décembre 2020, M. Y… et autres). Au moins, cet ensemble de jurisprudence récente montre que le juge administratif s’emploie véritablement à essayer de tenir compte de la proportionnalité, en regardant in concreto les circonstances temporelles et spatiales. Mais la COVID-19 témoigne aussi de la fragilité du contrôle de proportionnalité, sans doute car il n’est appliqué que depuis récemment. Il est donc normal que la jurisprudence soit divisée en la matière.

La technique du contrôle de proportionnalité est-elle identique au sein de toutes les juridictions ?