Les libertés fondamentales trouvent leur source dans des dispositions législatives, dans des textes internationaux ou dans la jurisprudence de cours suprêmes étrangères. Dans une grande majorité de systèmes juridiques, si les droits et libertés fondamentaux peuvent faire l’objet d’atteintes et de limitations, il appartient au juge de les protéger au mieux. Essentiel pour la sauvegarde de l’État de droit, le recours du contrôle de proportionnalité tend à devenir automatique. Le droit français s’est inscrit pleinement dans cette tradition, mais non sans paradoxes. Le droit constitutionnel français ne consacre pas de principe général de proportionnalité. Pour autant, l’irrésistible ascension de la proportionnalité s’est traduite par son utilisation constante en tant que principe dans le droit positif, dans tous les domaines, et ce, que ce soit en droit public ou en droit privé.
Utilisée par le juge, la technique du contrôle de proportionnalité s’intègre dans les mécanismes juridictionnels de protection des libertés, quel que soit le contentieux considéré. Il s’agit d’un contrôle qui consiste à vérifier qu’une règle de droit ne porte pas atteinte à un droit garanti. La proportionnalité est la recherche de l'adéquation d’un moyen à un but recherché, alors que le contrôle de proportionnalité est une méthode et technique juridique, à la disposition du juge. Elle n’est pas une fin en soi. Au sein de chaque juridiction devant laquelle le juge doit trancher les litiges qui lui sont soumis, le juge a en effet l’obligation de rendre les décisions en motivant au mieux ses choix. Dans cette perspective, le contrôle de proportionnalité imposerait la recherche d’un équilibre entre les atteintes portées aux droits et libertés constitutionnels et les objectifs poursuivis. La proportionnalité peut être associée aux décisions qui témoignent d’un souci d’équilibre entre la liberté visée et l’objet de sa restriction. En somme, c’est un mécanisme garantissant la protection des droits et libertés fondamentaux.
Technique courante mais rarement mentionnée de façon expresse, le mécanisme de la proportionnalité s’est propagé exponentiellement dans l’ensemble des branches du droit d’une part, et au sein de tous les ordres juridiques, que ce soit au niveau national, européen ou international, d’autre part. Toutes les juridictions, la Cour de cassation, le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) admettent procéder au contrôle de proportionnalité. L’on doit aussi se questionner dans notre étude sur l’évolution constante d’une telle notion à la lumière des conventions internationales de protection des droits fondamentaux. En France, de nombreuses dispositions impliquant un contrôle de proportionnalité figurent dans des textes, comme par exemple le Préambule de la Constitution de 1958, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la Charte de l’environnement de 2004. Il existe d’autres normes de référence, mais elles ne font pas directement référence à la notion de proportionnalité.
D’abord, il convient de restreindre notre analyse aux droits dits relatifs, comme, par exemple, le droit au respect de la vie privée et familiale prévue à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv EDH). Il s’agit aussi d’écarter l’étude des droits fondamentaux dits absolus, car ils ne peuvent pas faire l’objet de restrictions. En effet, toutes les libertés et droits constitutionnellement reconnus ne sont pas considérés comme fondamentaux au sens de l’article 521-2 du code de justice administrative. Parmi les libertés reconnues, figurent par exemple le droit à une vie familiale normale, ou les libertés politiques comme le libre exercice de son mandat. De surcroît, une telle étude de la proportionnalité doit nous conduire à étudier son mécanisme à la fois dans l’espace national et européen, puisque la notion de proportionnalité a précisément évolué sous l’influence européenne. Si la proportionnalité vise à satisfaire les droits du justiciable au cours d’une instance, par exemple l’exigence d’apport de preuves afin de motiver un jugement, alors le justiciable pourrait légitimement exiger que le contrôle de proportionnalité soit identique au sein de toutes les juridictions. Dans cette perspective, l’essence même de la justice obligerait le juge à rendre la justice de manière impartiale, et cela, selon des règles définies en amont par le législateur, de sorte à éviter l’arbitraire du juge. Cependant, l’application d’un contrôle de proportionnalité identique ne s’est jamais vérifiée dans la pratique. Le droit positif démontre en effet que la technique du contrôle de proportionnalité n’est pas la même devant chaque juridiction. Si le décalage entre juridiction interne et internationale se comprendrait aisément, celui que l’on peut constater au sein des juridictions nationales est beaucoup moins évident.
De telles différences se comprennent légitimement car, loin d’être insérée dans un ordre mondial avec des techniques juridiques unifiées, chaque juridiction cherche à conserver ses propres critères de contrôle de proportionnalité. Dès lors, l’on comprend difficilement de telles différences, si le contrôle de proportionnalité tend à poursuivre le même but.
Présentant de nombreux sens du fait de la multitude de juridictions, la notion de proportionnalité semble pourtant poursuivre un même but. Il s’agit en effet de garantir les droits et libertés et éviter de leur porter atteinte. Malgré des différences de critères, le contrôle de proportionnalité présente aussi des caractéristiques identiques. Dès lors, l’on ne peut pas écarter l’hypothèse de contrôle identique dans certaines juridictions. Et à défaut d’être complètement identiques, certains contrôles pourraient même présenter des traits communs. L’absence de formalisation du principe de proportionnalité complique la tâche, même si l’enjeu reste le même. De surcroît, l’on doit tout au long du devoir se questionner sur l’actualisation d’une telle notion à la lumière des conventions internationales de protection des droits fondamentaux.
Se demander seulement si la proportionnalité est identique dans toutes les juridictions restreindrait trop notre analyse. Il nous semble en effet que n’apporter qu’une simple réponse négative au sujet posé empêcherait de se questionner sur l’existence éventuelle d’un contrôle identique ou, au moins, de l’existence de similitudes au sein de certaines juridictions. De surcroît, tout l’intérêt du sujet est à la fois de présenter d’une part les différentes contrôle de proportionnalité, notamment leurs divers conditions d’applicabilité. D’autre part, il faudra s’interroger sur les raisons de telles divergences et les justifications apportées par chaque juridiction. Ce qui reviendrait à avancer tout au long du devoir la thèse de l’existence de plusieurs techniques de contrôle de proportionnalité. Tout l’intérêt de l’étude serait donc de présenter la divergence de technicité et ses critères d’application, suivant les juridictions concernées. Bien que la technique du contrôle de proportionnalité diffère d’une juridiction à l’autre, chaque juridiction réactualise à sa manière son contrôle, et cela parfois, en s’inspirant entre-elles. De telles évolutions techniques s’imposent aux juridictions du fait de la reconnaissance croissante des droits et libertés fondamentaux.
Notion peu explicitée dans le droit positif, il convient de se concentrer d’abord sur l’étude du contrôle de proportionnalité au sein des juridictions nationales et d’en présenter les divergences quant à sa technicité (§I). Technique davantage formalisée au niveau supranational, et loin de refonder le modèle français tout en continuant à l’influencer, le droit supranational tend à accentuer encore davantage les différences du contrôle de proportionnalité au sein de chaque juridiction (§II).
§1. Une pratique hétérogène du contrôle de proportionnalité au sein de l’ordre national
Le contrôle de proportionnalité exercé par les juridictions nationales varie en fonction de nombreux paramètres. Si la technique du contrôle présente de fortes ressemblances entre les juridictions judiciaires et les juridictions administratives, l’une et l’autre appliquent pourtant un contrôle différencié (A). Si la technique du contrôle de proportionnalité de la Cour suprême a été influencée récemment par le droit allemand, le Conseil constitutionnel persiste à exercer un contrôle singulier, suivant sa logique propre. Ce faisant, le Conseil constitutionnel se différencie des autres juridictions nationales (B).
A. Une application différenciée du contrôle de proportionnalité au sein de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif
Le principe de proportionnalité trouve son application aussi bien en droit public qu’en droit privé. Mais le faible niveau de formalisation du principe peut se trouver à l’origine des divergences d’interprétation sur les implications de la proportionnalité entre la Cour de cassation et le Conseil d’État. De prime abord, les juridictions judiciaires et les juridictions administratives ont en commun la volonté de vérifier qu’une norme ne porte pas, par ses effets, une atteinte disproportionnée à un droit fondamental. Certes, le contrôle de proportionnalité permet d’éviter le manichéisme juridique, mais il divise les juridictions même. Par exemple, pour les juridictions judiciaires, des doutes subsistent entre la Cour de cassation, la Chambre sociale et l’Assemblée plénière. La décision L. c/ Association Baby-Loup du 25 juin 2014 illustre parfaitement la mésentente sur la notion de proportionnalité. Pour remplir leur mission, les juges se demanderont si le droit fondamental est bien en cause dans le cas d’espèce, si la mesure contestée constitue ou non une ingérence dans l’exercice du droit, si la mesure poursuit un but légitime ou non, etc. Pour autant, si le contrôle paraît pour l’essentiel identique, les moyens utilisés sont différents, car ils se verront adaptés à la spécificité du contentieux en cause. En effet, le droit public et le droit privé ont toujours entretenu une certaine rivalité. Chaque juge de sa discipline fondera sa décision sur son propre droit : le droit civil avec le Code civil, le droit administratif avec la jurisprudence, etc. De plus, le droit public a toujours manifesté le souhait de se démarquer du droit privé. Cette position se traduit par une contribution progressive à l’autonomisation de sa discipline, en créant un régime spécifique qu’est le droit administratif sous sa forme que l’on connaît aujourd’hui.
Par ailleurs, le contrôle de proportionnalité s’emploie comme un mécanisme souple par les juridictions nationales. Le juge le module presque à sa guise. La souplesse que permettrait la proportionnalité assouplirait la rigueur du droit écrit et en comblerait les lacunes. Ainsi, une telle flexibilité permise par la proportionnalité permettrait au juge d’individualiser le droit aux faits de l’espèce. Cependant, le caractère adaptable du contrôle proportionnel présente des dérives. D’une part, la proportionnalité pourrait être une porte ouverte au gouvernement des juges. Car, en plus d'interpréter le droit, le juge aurait la faculté de créer le droit dans le but de favoriser une solution opportuniste au litige qui lui est soumis. Le juge ne serait alors plus la « bouche de la loi » et il prendrait la place du législateur. D’autre part, la proportionnalité serait une potentielle menace contre la sécurité juridique. Conférer un tel pouvoir d'appréciation au juge, pouvoir relevant presque de l’arbitraire, remettrait en effet en cause le principe de légalité. Dans un État de droit, pour pouvoir appliquer l’adage « Nul n’est censé ignorer la loi », encore faut-il faut que tout citoyen puisse être en mesure d’être au courant des évolutions du droit. Or, c’est bien la proportionnalité qui fait apparaître des solutions diverses et donc difficilement anticipables par le justiciable. Ainsi, de par la flexibilité de la proportionnalité, les juridictions sont vouées à l’employer de manière différente.
Il faut enfin montrer la variation dont fait preuve le contrôle de proportionnalité suivant la matière de droit concernée. Car la notion de proportionnalité ne répond pas aux mêmes finalités.
En droit administratif, dans la lignée de la décision Benjamin du 19 mai 1933, le Conseil d’État est habilité à contrôler des dispositions législatives restreignant l’exercice d’un droit ou d’une liberté au nom de la sauvegarde de l’ordre public. En l’espèce, le Conseil d’État a vérifié si la mesure de police prise était justifiée au regard des circonstances mais aussi si elle était adaptée et proportionnée à la menace pesant sur l’ordre public. L’intensité du contrôle par le juge administratif varie : il peut être minimal, restreint ou normal. De façon générale, dans le droit administratif, la proportionnalité aurait d’une part vocation à contrôler les mesures prises par l’Administration, de sorte que soit maintenu ou rétabli l’ordre public, et d’autre part, le but d’assurer la défense des droits des administrés. La notion apparaît dans des situations de recours pour excès de pouvoir, afin de contrôler la légalité d’une décision administrative. Elle concernerait uniquement les matières dites sensibles, comme par exemple les mesures disciplinaires ou les mesures de police. Par exemple, dans la décision Dahan du 13 novembre 2013 du Conseil d’État, le juge a examiné la matérialité des faits reprochés, la qualification des faits, et la proportionnalité de la sanction prononcée. Disposant d’importantes prérogatives de puissance publique lui permettant d’agir, l’Administration prend des mesures souvent lourdes de conséquences quant à la privation de la liberté des individus. Un tel contrôle se présenterait ainsi comme un contre-pouvoir, rétablissant le rapport de force Administration-administrés, permettrait de modérer l’action administrative et d’en limiter sa portée. Par exemple, si le juge administratif peut être exonéré du respect de l’ensemble des critères de proportionnalité dans le cadre d’un référé, il ne peut pas restreindre abusivement les droits du justiciable, au prétexte qu’il s’agirait d’une mesure d’urgence. Selon la formule de G. Braibant, le principe de proportionnalité s’est imposé comme l’exigence d’un rapport, d’une adéquation, entre les moyens employés par l'Administration et le but qu’elle viserait.
Dans la branche du droit privé, selon le Président de la Cour de cassation Bertrand Louvel, « le raisonnement de proportionnalité conduisait à écarter la loi interne comme inadaptée aux circonstances d’une espèce ». Soit le juge judiciaire doit mettre en cause la validité d’une norme in abstracto pour tous les cas d’espèce, soit le juge judiciaire pourrait écarter in concreto l’application d’une norme dans des circonstances particulières. C’est alors le champ d’application de la norme qui est ici concerné. Il s’agit par exemple du contentieux de la liberté d’expression, du contentieux de la propriété intellectuelle ou encore des mesures de protection juridique des majeurs. Dans ce dernier exemple, le champ de la protection judiciaire est gradué selon l’atteinte faite aux droits de la personne en vertu du principe de proportionnalité. De plus, il arrive étonnamment que des situations particulières soient uniquement régies par la juridiction judiciaire. C’est le cas par exemple de la voie de fait. En effet, le juge judiciaire est compétent pour le règlement d’un préjudice portant atteinte à une liberté individuelle ou entraînant une extinction d’un droit de propriété causé par l’Administration.
S’agissant de la méthodologie employée, le contrôle de proportionnalité implique que le juge se demande, par exemple, si tel droit fondamental est effectivement en cause dans les cas d’espèces, ou si la mesure restreignant l’exercice d’un droit poursuit un but légitime ou non, etc. Quant à l’intensité du contrôle, elle dépend du jugement rendu par les juges du fond. D’une part, la doctrine dégage trois hypothèses lorsque les juges du fond ne l’ont pas fait : la Cour de cassation oblige les juges du fond à le faire ; elle peut le faire mais à la condition que le motif soit de pur droit ; la Cour de cassation peut opérer d’elle-même ce contrôle d’office mais cela n’a été fait qu’une fois. D’autre part, il faut imaginer l'hypothèse où les juges du fond ont procédé au contrôle de proportionnalité. L’étendue du contrôle sera alors variable : soit la Cour de cassation opère un contrôle normatif léger ; soit elle réalise un contrôle normatif lourd ; soit la Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la Cour d’appel.
Depuis peu, le contrôle de proportionnalité in concreto a dû être distingué nettement du contrôle de conventionnalité in concreto, car il faisait l’objet de nombreux débats et interrogations auprès des praticiens. La doctrine a distingué alors d’une part, l’exercice d’un contrôle de proportionnalité in concreto pour apprécier la conventionnalité des lois, quand bien même la conventionnalité d’une loi aurait été admise in abstracto. D’autre part, la doctrine redonne la définition du contrôle de proportionnalité in concreto aux fins de résolution de conflits de droits fondamentaux. Le Professeur Peggy Ducoulombier en précisa la notion. Selon elle, un tel contrôle serait utilisé par la Cour de cassation afin d’arbitrer un conflit de droits entre lesquels n’existe aucune hiérarchie. En tout état de cause, la notion de proportionnalité en droit civil a été renforcée sous l’influence des points de vue relatifs à la jurisprudence administrative, ainsi que de l’apport du droit européen, que nous aborderons par la suite (§II. A).
Enfin, si la matière pénale se différencie quelque peu de la discipline civiliste, elle a en commun l’objectif d’assurer que l’application d’une norme interne n'entraîne pas une atteinte disproportionnée à un droit fondamental garanti. En tout cas, l’exigence de proportionnalité irrigue de façon consubstantielle la matière, tant celle-ci se prête à une mise en balance des atteintes aux droits et libertés fondamentaux. Par exemple, le droit pénal traite de la proportionnalité d’une peine, la proportionnalité d’un acte de police ou la proportionnalité de la riposte dans le cadre de la légitime défense. Il s’agit de condamner le prévenu tout en garantissant ses droits fondamentaux. Or, la matière peut se prêter plus facilement à la violation de ceux-ci. Le contrôle de proportionnalité est dès lors utilisé avec un contrôle restreint en matière de détermination des délits et des peines et un contrôle plus approfondi en matière de procédure pénale. Mentionnée implicitement dans le Code pénal, la proportionnalité impliquerait qu’une peine prononcée soit fonction de la gravité de l’infraction commise, de la situation personnelle du délinquant et de ses capacités de réinsertion.
Il apparaît ainsi que la technique du contrôle de proportionnalité suit la même méthode dans les ordres judiciaire et administratif. La nature même du contrôle conduit à une utilisation différente selon les cas d’espèce. En cela, le contrôle de proportionnalité ne saura être identique au sein d’une même juridiction. Ce qui distingue les différentes techniques est essentiellement le champ d’application du contrôle de proportionnalité et les finalités qu’elles poursuivent. À présent, il convient de présenter la technique utilisée par le Conseil constitutionnel, laquelle se différencie encore plus, tant dans sa méthode que dans l’objectif qu’elle poursuit.
B. Une conception singulière du contrôle de proportionnalité dégagée par le Conseil constitutionnel
Le contrôle de proportionnalité du Conseil constitutionnel n’a pas le même objectif que celui des autres juridictions, puisque la fonction même de la juridiction diffère de ces dernières. En effet, le Conseil constitutionnel a vocation à se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois ou des règlements. En d’autres termes, le contrôle s’apparente à un contrôle de l’erreur de droit commise au regard de la Constitution. Le Professeur Patrick Wachsmann rappelle que dans la décision QPC du 1er février 2019 Association Médecins du monde et autres, le Conseil constitutionnel ne se prononce jamais sur le fond des affaires, réservés aux juridictions judiciaires et administratives. Selon Valérie Goesel le Bihan, le Conseil constitutionnel a la volonté d’encadrer le pouvoir discrétionnaire du Parlement, et il est à la recherche d’un équilibre entre les atteintes portées aux droits et libertés constitutionnels et les objectifs poursuivis. En d’autres termes, il doit contrôler la proportionnalité d’une norme au regard d’un droit fondamental.
Le contrôle de proportionnalité s’exerce dans tout domaine lorsqu’une loi restreint des libertés fondamentales garanties par la Constitution, que le contentieux soit constitutionnel ou administratif. Le juge constitutionnel peut alors avoir la tâche de concilier ou de résoudre les conflits entre les droit-libertés et les droits-créances. On peut citer par exemple la recherche de conciliation entre le droit au respect de la vie privée et les exigences de solidarité découlant du Préambule de la Constitution de 1946. Il s’agit de concilier les exigences constitutionnelles qui pourraient être contrôlées. Le juge constitutionnel peut aussi être amené à traiter des conflits entre droit-liberté et objectif à valeur constitutionnelle. Par exemple, il peut s’agir de la résolution de conflit entre la liberté d’expression et la sauvegarde de l’ordre public. En somme, le champ d’application du contrôle de proportionnalité n’a cessé de s’étendre au fil des années. Le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil constitutionnel s’inspire depuis les années 1990 des jurisprudences allemandes et communautaires. Or, une telle inspiration ne n’est pas traduite par la reproduction identique de leur technique.
En ce qui concerne la méthode, c’est ainsi que le Conseil constitutionnel respecte, parfois, trois exigences. Toute mesure qui restreint un droit fondamental doit, pour être proportionnée, satisfaire une triple exigence : le contrôle de l’adéquation vérifiant qu’un lien raisonnable existe avec l’objectif poursuivi de la mesure ; le contrôle de la nécessité vérifiant si la mesure n’est pas excessive ; et le contrôle de la proportionnalité au sens strict vérifie que les moyens décidés par le législateur sont équilibrés, proportionnés par rapport à l’importance de l’objectif poursuivi. Il a par exemple utilisé ce test de proportionnalité dans sa décision Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet du 10 juin 2009. Pour autant, selon Valérie Goesel le Bihan, la juridiction suit sa voie propre par rapport aux juridictions supranationales, en ce sens qu’elle suit une logique binaire. D’autre part, le Conseil constitutionnel ne recourt pas de manière méthodique et généralisée à cette méthode.
S’agissant de l’intensité du contrôle, le Conseil constitutionnel opère le plus souvent un contrôle restreint de proportionnalité. Un contrôle restreint a pour conséquence de limiter les déclarations d’inconstitutionnalité. La conception restreinte du contrôle de nécessité du Conseil constitutionnel exclut de rechercher toute autre mesure alternative, moins dommageable pour le ou les droits en cause. Le contrôle restreint concerne les droits et libertés qu’on pourrait qualifier de moins fondamentaux ou de droits de second rang, par exemple la liberté contractuelle ou la liberté d’entreprendre Car seules des atteintes manifestement excessives au regard de l’objectif poursuivi seront sanctionnées. Le Conseil constitutionnel l’a exercé à des nombreuses reprises, comme par exemple pour le référé détention consistant à prolonger les heures d’une détention.
Pour autant, la pratique démontre que le juge constitutionnel français fait varier l’intensité du contrôle, et cela, selon l’importance des droits et libertés concernés. Ainsi, des droits et libertés font alors l’objet d’un contrôle entier, comme les juridictions allemandes et européennes depuis 1990, c’est-à-dire que le juge recherche s'il n'existe pas une mesure qui aurait pu être obtenue par des moyens moins contraignants, mais ayant un résultat identique. Car leur place est en haut de la hiérarchie des droits. Un contrôle entier aura pour conséquence d’élargir les cas de constitutionnalité. Il s’agit par exemple de la liberté individuelle ou de la liberté de communication, dont cette dernière a fait l’objet d’un débat lors de la décision du 13 mars 2003 relative à la loi sur la sécurité intérieure et pour laquelle il a été retenu que, dans sa décision de restreindre cette liberté, le législateur a réussi à concilier la garantie des libertés constitutionnelles et le respect de l’ordre public.
Il faut aussi mentionner le recours à d’autres techniques de contrôle de proportionnalité du Conseil constitutionnel pour encadrer les restrictions par le législateur des droits et libertés. Il s’agit par exemple de la vérification de l’existence de garanties légales suffisantes, consistant à vérifier que le législateur n’a pas privé de garanties légales une exigence constitutionnelle. La diversité de tels instruments démontre qu’il n’y a en tout cas pas de contrôle de proportionnalité identique.
S’agissant du contrôle conventionnel exercé par le Conseil constitutionnel, l’article 61 de la Constitution prévoit un contrôle de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel exerce en effet un contrôle relatif à la conformité d’une norme au regard de conventions internationales. Depuis peu, il vise à assurer la supériorité des engagements internationaux ou européens que la France a ratifié sur les lois et les règlements internes. Toutefois, il faut noter que le contrôle n’est pas toujours possible. En effet, le Conseil constitutionnel se réserve le droit de refuser d’exercer le contrôle de conventionnalité des lois.
Il apparaît que le recours au contrôle de proportionnalité n’est pas uniforme au sein des juridictions nationales. L’on se doute bien qu’il ne saura être identique non plus avec les juridictions européennes et les juridictions internationales. Cependant, les juridictions nationales se sont déjà inspirées de textes supra-législatifs, même si ceux-ci y ont font rarement référence. Au regard de la genèse du contrôle de proportionnalité, il est indispensable de s’intéresser à la Cour EDH et à la CJUE. Si on a présenté dans un premier temps la conception du contrôle de proportionnalité du Conseil constitutionnel comme détachée de toute influence juridictionnelle autre, pour autant, il interprète bien dans la pratique les principes constitutionnels à la lumière des droits fondamentaux garantis par la Conv EDH. Il s’agira dans cette deuxième partie de continuer à présenter à la fois les différences de conception du contrôle de proportionnalité, tout en mettant en évidence les similitudes entre les juridictions.
§2. Une différenciation accrue du contrôle de proportionnalité au niveau supranational
La Cour EDH, la CJUE ainsi que d’autres juridictions étrangères pratiquent régulièrement le contrôle de proportionnalité. Ce dernier constitue, d’une part une règle de fond prohibant une restriction apportée aux droits et aux libertés n’étant pas strictement nécessaires aux buts légitimes poursuivis. D’autre part, une telle méthode de raisonnement qu’apporte le contrôle de proportionnalité facilite grandement le contrôle du juge. S’il faut y voir un lien direct de l’application de la proportionnalité entre juridiction nationale et la juridiction européenne des droits de l’homme (A), cette analyse n’est pas valable s’agissant de la juridiction de l’Union européenne, laquelle conçoit une technique de proportionnalité largement différente. Il convient donc de présenter des juridictions qui n'appliquent pas la même notion de proportionnalité. D’abord, présentons la CJUE de l’Union européenne. Il nous est impossible de faire une étude exhaustive de droit comparé, alors nous nous contenterons ensuite seulement de donner quelques exemples de juridictions étrangères (B).
A. Un contrôle de proportionnalité exercé par les juridictions nationales étroitement en lien avec le contrôle de proportionnalité de la Cour EDH
La Cour EDH utilise le principe de proportionnalité comme critère d'évaluation de la marge d’appréciation. Elle le fait dans tous les cas où la Conv EDH prévoit expressément la possibilité de limiter par la loi certaines libertés fondamentales. Que ces restrictions soient temporaires ou permanentes, il faut que les restrictions soient nécessaires dans une société démocratique pour la protection d’intérêts publics. Par une interprétation in concreto, le mécanisme de proportionnalité permet aux juges européens de rendre des solutions nuancées tout en restant sévères quant à leur portée. Le principe de proportionnalité est particulièrement important, puisque l’adéquation des moyens utilisés par rapport au but légitime poursuivi est le corollaire des sociétés démocratiques. Consacrée dans la Conv EDH dans ses articles 9 à 11 (vie privée et familiale, art. 8 ; liberté de pensée de conscience et de religion, art. 9 ; liberté d’expression, art. 10 ; liberté de réunion et d’association, art. 11), la notion de proportionnalité se met au service d’une protection accrue des droits fondamentaux. La Cour EDH appréciera essentiellement la proportionnalité au regard du danger que les restrictions provoquent pour les vies humaines. Toutefois, il faut noter que le mot « proportionnalité » n’est presque jamais utilisé par la Cour EDH.
Il faut noter que le droit européen tend à libéraliser l’approche de la proportionnalité et donc de davantage protéger les droits et libertés fondamentaux. L’influence de la Cour européenne a induit une « généralisation » et une « intensification » du contrôle de proportionnalité dans bon nombre d’État européen. À cet égard, il faut noter que la question de l’autorité des décisions de la Cour EDH revêt une importance déterminante. À ce sujet, la Cour de cassation a posé le principe de l’autorité immédiate des décisions de la Cour EDH. Contrôler la conformité des lois à la Conv EDH est aujourd’hui une tâche quotidienne des juridictions administratives et juridictions judiciaires. Le contrôle a en effet été étendu à des hypothèses jusqu’alors non concernées, comme par exemple en matière de police des étrangers. La jurisprudence de la Cour EDH constitue ainsi une source de droit, conduisant le juge français à modifier sa jurisprudence, en dépit du fait que les textes internes applicables soient demeurés inchangés. L’objectif serait alors d’équilibrer les rapports entre les droits fondamentaux et les objectifs d’intérêt général des États parties à la Convention. Là encore, la technique se distingue des autres juridictions. Il s’agit d’un contrôle exercé par une juridiction et qui consiste à vérifier que l’application d’une règle de droit interne ne conduirait pas à porter une atteinte disproportionnée à un droit de la Conv EDH. En d’autres termes, en vertu de l’article 55 de la Constitution, le juge judiciaire contrôlerait la conformité d’une loi au regard des engagements internationaux. Et pour les engagements relatifs à la Conv EDH, le juge fait son contrôle de proportionnalité à la lumière des arrêts de la Cour EDH.
De prime abord, l’on pourrait croire que l’influence de la Cour EDH sur le Conseil constitutionnel est nulle. En effet, en vertu d’une jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel refuse d’examiner la conformité des lois qui lui sont déférées à la Conv EDH. Ainsi, le Conseil constitutionnel s’était estimé incompétent pour examiner la conformité des lois sur les engagements internationaux de la France. Toutefois, l’influence de la Conv EDH est bien réelle, s’expliquant par le fait que les deux juridictions constituent aujourd’hui le principal élément fédérateur des différentes formes de protection des droits et libertés qui s’exercent en France. Même s’il est vrai que son influence est difficilement perceptible. Le Conseil constitutionnel ne se réfère en effet presque jamais aux arrêts de la Cour EDH. Cela montre au moins qu’à défaut d’appliquer le même contrôle, la juridiction du Conseil constitutionnel et la Cour EDH entretiennent des rapports étroits. Par conséquent, le contrôle de proportionnalité national est largement sous influence européenne. Examinons quatre hypothèses. D’abord, il faut noter que la Conv EDH a contribué à l’émergence de droits nouveaux. Car, bon nombre de droits nouveaux découverts par le Conseil constitutionnel proviennent aussi de la Conv EDH. Par exemple, la liberté de mariage, garantie par l’article 12 de la Convention européenne, est protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789. Ensuite, il faut relever que la jurisprudence de la Cour EDH a enrichi la conception française de certains droits. En troisième lieu, la jurisprudence européenne a eu un impact sur les procédures judiciaires et notamment en procédure pénale qu’on a brièvement exposé dans le §1.A. Enfin, dans la pratique, la Cour EDH a même enjoint une fois le Conseil constitutionnel à modifier sa jurisprudence. Ainsi donc, afin de garantir l’unité de l’ordre juridique français, le Conseil constitutionnel est dans l’obligation de s’inspirer de la jurisprudence européenne.
D’années en années, la Cour EDH a su mettre au point sa propre méthode. Dans certains cas, la Cour EDH procède même à un contrôle subsidiaire. Cela se produit quand les juridictions nationales ne se sont pas prononcées sur un droit protégé par la Conv EDH. Véritable pilier du mécanisme conventionnel, le principe de subsidiarité, et donc l’application de la proportionnalité, est réaffirmé par la Cour EDH et les États parties à la convention. Il arrive également que des droits de la Conv EDH entrent en conflit entre eux, ce qu’a montré le Professeur Peggy Ducoulombier dans sa thèse de doctorat. Pour résoudre ce problème, la Cour EDH appliquerait une méthode récusant la recherche d’une hiérarchie entre les droits, et la Cour européenne procèderait à une rationalisation du principe de proportionnalité pour l’adapter à la recherche d’un équilibre entre les intérêts des justiciables.
La Cour EDH a directement conduit à l’introduction du contrôle de proportionnalité auprès de la Cour de cassation. Il n’en demeure pas moins que les mécanismes employés par la Cour de cassation dans l’ordre interne sont différents. Le contrôle de proportionnalité vise à déterminer si l’ingérence constitue ou non un moyen proportionné pour parvenir au but qu’elle poursuit. La Cour EDH s’assure que l’ingérence en cause répond à une nécessité dans un État démocratique ou encore à un besoin social impérieux. Le contrôle peut ainsi conduire des juridictions nationales à écarter l’application de sources de droit interne qui porteraient, dans le cas d’espèce, une atteinte disproportionnée à un droit garanti par la Conv EDH. En effet, loin de s’imposer avec automaticité dans l’ordre interne, les droits protégés par la Convention restent tout de même soumis au contrôle du juge national en exerçant un contrôle de conventionnalité dans toute sa plénitude. Par exemple, l’article 14 de la convention prohibant toute discrimination fait référence à un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens et le but visé ». Dès lors que les droits de la Conv EDH sont en cause, un risque de condamnation par la Cour EDH existe à l’issue du règlement dans l’ordre interne. Ainsi, la Cour de cassation s’inscrit pleinement dans le système juridictionnel européen, puisque la Cour EDH ne peut être saisie qu’après épuisement des voies de recours internes.
De surcroît, il n’en demeure pas moins que les juges nationaux préservent une importante marge d’appréciation, démontrant leur indépendance de jugement en vue d’éviter tout arbitraire. Ceux-ci suivent trois précautions pour remplir leur tâche : le contrôle des juges se révèle stable et cohérent pour être prévisible ; le contrôle de proportionnalité doit être motivé ; le juge ne prend pas le parti systématique de la protection des droits fondamentaux. Tout le rôle du juge consiste à évaluer et de mettre en balance les différents intérêts en présence. Dans cette perspective, la Cour EDH accorde aux juges nationaux une marge d’appréciation nationale, pour des débats éthiques, moraux ou des choix de société n’ayant fait l’objet d’aucun consensus entre les États membres de la Convention. S’agissant des sources, le juge se fonde pour cela sur plusieurs sources comme les accords internationaux, des mesures ou des sanctions prononcées par un juge qui l’a précédé, des règles d’origine jurisprudentielle, des clauses et des stipulations d’un contrat, etc. Le juge national doit écarter casuistiquement les sources de droit interne qui porteraient atteinte aux droits garantis par la Conv EDH.
Avec l’influence du droit européen, l’on observe toutefois une tendance au développement d’un exercice général du principe de proportionnalité. Il semblerait que les pratiques nationales convergent vers un mouvement général d’élévation d’un standard du contrôle de proportionnalité. Une telle évolution est d’autant plus frappante qu’elle touche des pays qui, jusque là, ignoraient le principe. C’est le cas par exemple en Italie, où la juridiction suprême de ce pays a qualifié le principe de proportionnalité de principe général du droit, et cela, sous l’influence du droit européen.
Il ressort clairement que la notion de proportionnalité connaît des liens étroits entre les juridictions nationales et les juridictions européennes. Si le contrôle de proportionnalité reste différent au sein de chaque juridiction, pour autant on ne saura pour autant ignorer l’influence du droit européen dans les États-membres parties de la convention, voire emprunter et imiter sa technique. À présent, pour continuer à démontrer la différence des contrôles au sein de chaque juridiction, il convient de présenter la technique du contrôle de proportionnalité exercée par l’Union européenne.
B. Le droit de l’Union européenne et quelques cas de juridictions étrangères : des conceptions du contrôle de proportionnalité aux fondements hétéroclites
À l’échelle de l’Union Européenne, la notion de proportionnalité prend un tout autre sens. En cas de contestation sur la bonne application du principe de proportionnalité, la CJUE peut être saisie, mais seulement a posteriori, par les voies de recours ordinaires, comme par exemple en recours pour annulation. Sous l’influence du droit allemand, le principe de proportionnalité a été repris dans la jurisprudence communautaire. Il est consacré pour la première fois dans le Traité de Maastricht. L’utilisation de la notion de proportionnalité est renforcée par son explicitation à l’article 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Enoncé explicitement à l’article 5§4 du TUE, le principe de proportionnalité régule soit l’exercice des compétences de l’Union européenne, soit l’adoption des actes juridiques. Dès lors, le contrôle de proportionnalité vise à limiter et à encadrer les actions de l’UE, qui doit s’en tenir à ce qui est nécessaire à la concrétisation des objectifs des traités. Pour ce faire, le contenu et la forme des actions doivent être en rapport avec la finalité poursuivie. Ses critères d’application sont énoncés dans le protocole (n. Le principe de proportionnalité s’impose aussi bien aux institutions européennes qu’aux États-membres de l’UE. Il se distingue aussi par sa consécration en tant que principe général du droit communautaire qui implique une proportion entre les moyens utilisés et les fins poursuivies. Cependant, dans la pratique, la CJUE utilise le principe de façon différente selon qu’elle doit juger des actes communautaires ou des règlements et des mesures nationales. De plus, là encore, le contrôle de proportionnalité s’avère en réalité illusoire, en ce sens que l’examen du respect du contenu essentiel d’un droit fondamental relèverait davantage d’une figure de style que d’un contrôle effectif, comme la CJUE l’a fait en 2014 dans son arrêt Digital Rights Ireland Ltd.
L’objectif du recours de la proportionnalité permet d’accompagner la philosophie politique du projet de la construction européenne. Si l’application du principe de proportionnalité semble de prime abord se limiter aux compétences entre l’Union européenne et les Etats-membres, il est également utilisé par la CJUE comme paramètre pour évaluer la compatibilité du droit national avec les principes imposés par le droit communautaire, en particulier quand il s’agit de protéger les libertés économiques défendues par les traités, notamment la libre concurrence et la liberté du commerce et de l’industrie. L’approche adoptée par la CJUE permet une lecture substantielle, et non uniquement fondée sur les compétences, pour l’interprétation des libertés économiques à la lumière de la valeur de la dignité humaine. Tout comme la juridiction de Cour EDH, la CJUE retient une approche libérale de la proportionnalité en ce sens que la juridiction encadre strictement les restrictions aux libertés de circulation. Et en effet, la CJUE a manifesté une tendance à des interprétations « pro-marché » lorsque le contraste se produit entre les libertés économiques d’un côté, et la garantie des droits sociaux dans les systèmes juridiques d’un État-membre de l’autre côté. Bien souvent, les solutions rendues par la CJUE envisagent la supériorité des raisons du marché sur les raisons sociales. En tout cas, la CJUE accorde alors une attention particulière à l’objectif d’intérêt général à son contrôle de proportionnalité au regard du projet européen, et cela, pour en montrer son importance.
Les arrêts de la CJUE permettent de constater que, bien souvent, le test de proportionnalité se résume à la simple vérification de la nécessité de la mesure. Le juge semble en effet considérer que si celle-ci est nécessaire, il n’est pas utile de s’attarder sur la proportionnalité stricto sensu, qui est ainsi en quelque sorte présumée. C’est le cas dans l’affaire Sky Osterreich, dans laquelle le test de proportionnalité a été dénaturé. Dans le cas d’espèce, le contrôle de proportionnalité ne visait pas à apprécier l’ingérence d’un droit fondamental par rapport au but légitime poursuivi, mais plutôt l’ingérence dans l’une des libertés économiques fondamentales du marché intérieur.
Par rapport aux jurisprudences comparées, la notion de proportionnalité apparaît parfois poursuivre les mêmes finalités qu’en droit français. On l’a vu, que c’est notamment le droit allemand qui a influencé sa conceptualisation. C’est la décision Association pour la promotion de l’image de 2011 du Conseil d’État qui a transposé en France la définition tripartite du principe de proportionnalité des juridictions allemandes. C’est donc en partant de la comparaison de jurisprudences étrangères que l’on peut forger une définition de la notion de proportionnalité. Le contrôle de proportionnalité remplit alors, comme en droit français et en droit espagnol, la triple exigence : adéquation, nécessité et proportionnée. Il s’agit de garder une cohérence dans le contrôle, c’est-à-dire que plus une atteinte à un droit est grave, plus l’objectif doit être important. De surcroît, comme le souligne Bienvenu, « plus le but est précis, plus le principe de proportionnalité peut être appliqué » .
Cependant, pour des raisons historiques, les définitions et l’intérêt pour la notion de proportionnalité n’ont pas émergé au même moment. En témoigne les notions d’intérêt général et d’ordre public, qui sont interprétées de façon plus concrète en Allemagne ou en Espagne qu’en France. Un tel intérêt pour le contrôle était voué à effacer le souvenir de la dictature de Franco ou du régime nazi allemand. Ainsi, la Loi fondamentale allemande définit de façon précise l’objectif du législateur qui justifie la restriction des droits fondamentaux, là où la Constitution française se contente de faire référence à la notion « d’objectif à valeur constitutionnel » d’ordre public et qui plus est en de termes vague. La jurisprudence du Conseil constitutionnel est spécifique. On constate aussi que le Conseil constitutionnel s’en tient à un énoncé bref du principe, et d’une nature différente que celui de ses voisins allemand ou espagnol.
Spécifique dans l’ordre interne, la proportionnalité du Conseil constitutionnel l’est-elle au regard de jurisprudences comparées ? Malgré l’apport du triptyque allemand et de la réforme instituant la QPC, la proportionnalité « à la française » a été maintenue. La QPC a en effet un impact mitigé sur le contrôle de proportionnalité. À l’heure actuelle, peu de décisions se réfèrent explicitement à la proportionnalité dans son sens large, et pas avec la rigueur qu’on aurait pu s’attendre avec l’apport allemand. Le Conseil constitutionnel a plutôt tendance à privilégier ses décisions sur les garanties procédurales. C’est ce qu’il a fait par exemple dans sa décision du 30 juillet 2010 relative au régime de la garde à vue. N’ayant pas repris la définition tripartite et n’ayant pas motivé sa décision de manière notable, le Conseil constitutionnel montre son choix dans cette affaire d’écarter la proportionnalité tel que conçue par le droit européen.
Voyons quelques illustrations montrant les divergences d’approche du contrôle de proportionnalité. Au-delà de l’aspect contentieux, le principe de proportionnalité peut pour certaines juridictions s’appliquer plus largement à l’ensemble de l’action publique et s’érige en principe de portée générale. On constate qu’en Allemagne, la notion de proportionnalité s’est étendue et elle est considérée aujourd’hui comme principe général, dès lors qu’elle répondrait à une nécessité de réguler l’interventionnisme économique. Cette extension doit s’analyser comme un moyen d’orienter l’action des autorités publiques allemandes. La proportionnalité en devient un mécanisme politique, un outil de bonne gouvernance. Cela montre que la juridiction suprême allemande dégage un principe de proportionnalité plus formel et développé, là où celui du Conseil constitutionnel se focalise seulement sur les garanties procédurales des droits fondamentaux.
Le principe de proportionnalité dans l’ordre juridique italien se distingue aussi bien du raisonnement allemand que de la conception à la française. Consacrée à trois reprises dans sa Constitution en ses articles 36, 53 et implicitement dans son article 38, c.2, le contrôle de proportionnalité italien s’applique en des termes presque mathématiques. Par conséquent, cela ne laisse pas trop de place à la discrétion du juge ou du législateur. À la notion de proportionnalité, la doctrine italienne ajoute le caractère raisonnable. Les deux notions se sont vus appliquées dans certains cas séparément, concomitamment dans d’autres. La notion de raisonnabilité ajoute la notion de mérite, notion qui questionne quant à la justification d’un traitement différentiel fait par le juge. Face à l’influence de l’Union européenne dont elle est membre, l’Italie se veut être parmi l’un des remparts des restrictions de l’Union (décision en faveur de la libre entreprise, sur la libre circulation des personnes…) contre les garanties de l’État-providence. Appliquant une « théorie de contre-limites », la Cour constitutionnelle italienne entend préserver son identité constitutionnelle nationale. Pour conclure, de tels exemples de jurisprudences comparées montrent que la technique du contrôle de proportionnalité n’est pas identique entre toutes les juridictions nationales et supranationales.