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La place des normes internationales en droit administratif

         « Ce n’est pas dire, cependant, que le monisme ait réussi à éliminer toutes les difficultés pratiques - ou mêmes intellectuelles - que soulève sa confrontation avec les réalités internationales ». Par ces mots, le Professeur Michel Virally exprimait toute la difficulté qu’ont encore les normes internationales à s’incorporer dans les systèmes monistes. Et cette conciliation des normes internationales avec le droit administratif n’échappe pas à cette laborieuse harmonisation. 

        Diverses et nombreuses, les normes internationales comprennent à la fois des sources écrites et les sources coutumières. Elles ont la particularité de ne pas émaner directement de la volonté unilatérale des autorités françaises. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les traités, les accords et les conventions internationales se sont multipliés. S’ajoute à cela les actes qui émanent des organisations internationales, qu’on appelle aussi droit dérivé. D’après le Professeur Jean-Materne Staub (l’année n’a pas été précisée), il y aurait récemment eu environ 7.400 traités, dont le droit de l’UE fournirait près de 17.000 normes applicables. Tandis que la coutume existait déjà dès la formation du droit, son existence reste encore parfois contestée dans l’ordre public international, selon les diverses parties en présence. Avec les PDGDI, ou plus communément appelés principes généraux du droit reconnus par les nations civilisés (cf. dégagés par la CPJI et l’actuelle CIJ), ces normes non écrites constituent les règles du droit international public. Par le terme place, il faut comprendre l’emplacement d’une norme au sein de la pyramide de Kelsen. Par principe, il est admis que les normes internationales ont une valeur infra-constitutionnelle et supra-législative. 

        Pourtant, la doctrine discute encore de la portée des normes internationales en droit interne. D’aucuns défendront qu’il faut appliquer littéralement ces normes dans l’ordre juridique interne. Dans des systèmes monistes, ces normes internationales s’intègrent directement, alors qu’elles nécessiteront des actes de transposition dans les systèmes dualistes. Mais quelle que soit la nature de l’ordre juridique, les internationalistes soutiendront eux l'idée que ces normes internationales suffisent à elles-mêmes pour conditionner tout un ordre juridique interne. C’est dire que le droit administratif, soit l’ensemble des règles qui régissent les droits et les obligations de l’administration, et dans ses rapports avec les particuliers, sont en réalité loin d’être autonomes. Pour devenir des sources du droit administratif, le droit international doit satisfaire certaines conditions. Or, une telle influence du droit supranational heurterait alors l’essence même de la puissance publique. Dotées de prérogatives de puissance, l’administration ne saurait être réellement souveraine qu’en apparence. L’essor des normes internationales contribue alors à rebâtir constamment l’ordonnancement juridique, au point de diminuer, voire de limiter l’exorbitance d’un État souverain. Largement dominé par la multiplication des contraintes internationales, et ayant une véritable force juridique, le droit international public affirme une autorité certaine et s’impose comme une véritable force juridique en droit interne.   

        De cette analyse liminaire, l’on partagera l’opinion d’une partie des internationalistes. L’état des lieux du droit positif ne peut que nous amener à y voir une influence majeure des normes internationales sur le droit administratif. Dès lors, si la place même des normes internationales est contestable, l’une des questions à creuser serait celle de savoir en quoi celles-ci contriburaient à influencer notre droit administratif. S’il est vrai qu’il fait preuve de résistance, en quoi peut-on dire que la place du droit administratif français actuel tend à être largement redéfini par l’édiction de normes internationales, au point de lui être inférieur hiérarchiquement ? 

        Dans cette approche, il est vrai, qui est loin de faire consensus parmi la doctrine, nous soutiendrons globalement l’idée de la supériorité des normes internationales sur l’ensemble des normes régissant le droit administratif (I). Puis, il sera question d’étudier les conséquences juridiques directes de cette supériorité hiérarchique sur les normes administratives (II). 


I. Le constat de la supériorité des normes internationales sur le droit administratif

        Si la supériorité des normes internationales est incontestée eu égard du bloc de légalité et de facto des PGD et des actes administratifs (A), la doctrine est encore divisée quant à la supériorité des dispositions constitutionnelles sur celles-ci (B). 

A. L’acceptation commode de la supériorité des normes internationales par rapport aux lois et les autres normes infra

        La question de la place des normes internationales est vite répondue, au regard de l’article 55 de la Constitution En effet, : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». Certains juristes défendent la thèse, et c’est la plus partagée, de la supériorité des dispositions constitutionnelles sur les normes internationales. En France, ils se réfèrent à l’efficience du système moniste. En vertu de son article 55, la Constitution française prévoit explicitement l’applicabilité directe des normes internationales dans le droit interne, exception pour la coutume (CE, 1997, Aquarone) et les principes généraux du droit international dégagés par la Cour de justice de la Haye (CE, 2000, Paulin). L’applicabilité directe doit quand même satisfaire trois conditions : premièrement, la norme doit avoir été ratifiée et avoir été approuvée, notamment par l’utilisation de l’article 53 de la Constitution qui prévoit l’approbation du législateur pour certains types de traités, comme la cessation d’une partie du territoire ; deuxièmement, la norme doit faire l’objet d’une publication au JORF ; enfin, la norme doit être appliquée de manière réciproque (CE, 2010, Cheriet Benseghir).     

        Partant de ce constat, l’on suppose que les normes internationales s’appliquent directement dans l’ordre interne, sans actes de transposition. Tel était déjà le cas s’agissant des actes originaires (CE, 1952, Dame Kirkwood). Plus tard, l’absence de contrôle généralisé par le juge administratif (CE, 1968, Syndicat général de fabricant de semoules en France) a été abandonnée par le revirement de jurisprudence (CE, 1989, Nicolo), arrêt avec lequel la théorie de l'écran-législatif ne s’applique désormais plus. Nicolo a fait du juge administratif un véritable juge de conventionnalité, c’est-à-dire qu’il est chargé de contrôler les lois à l’aune des traités internationaux. Jusqu'aux décisions Jacques Vabre de 1975 et Nicolo, était alors appliquée la doctrine Matter, laquelle stipulait qu’en cas de présomption de compatibilité, il convient d’éviter à tout prix le conflit entre deux normes. 

        Mais par la suite, le juge administratif a dû expliciter le champ d’application de la jurisprudence Nicolo. D’une part, certaines normes internationales ne pourront être appliquées qu’à certaines conditions. S’agissant des actes dérivés, par le passé, ils ne pouvaient pas être invoqués par le justiciable, en l’espèce, une directive (CE, 1974, Cohn-Bendit). Désormais, la légalité d’une directive non transposée peut être appréciée par le juge administratif (CE, 2009, Mme Perreux). En revanche, la directive doit être précise et inconditionnelle. D’autre part, certaines normes internationales peuvent même s’appliquer directement. Tel est le cas des normes qui créent des droits au profit des administrés. Pour cela, elles doivent avoir un effet direct (CE, 2012, GISTI et FAPIL). Précisément, un traité ne doit pas avoir pour objet de régir seulement des relations étatiques, et ne doit pas requérir d’acte de transposition (CE, 2012, GISTI et FAPIL). En cela, l’on doit parler dans cette situation de « monisme tempéré ».


        Si les administrativistes s’accordent à dire que les normes internationales sont au-dessus des lois et autres normes infra, tel n’est pas encore le cas s’agissant des dispositions constitutionnelles. Mais force est de constater qu’elles peuvent réellement s’avérer en dessous, et cela, malgré le principe hiérarchique théorisé par Kelsen. 


B. Une supériorité hiérarchique discutable des dispositions constitutionnelles sur les normes internationales          

        L’analyse de la supériorité des dispositions constitutionnelles est notamment contestée par les internationalistes. Même si la France n’a pas ratifié la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, la règle pacta sunt servanda inscrite dans la convention a toujours été appliquée de manière coutumière. De plus, la règle pacta sunt servanda a été reconnue en tant que principe constitutionnel (CC, 1992). Si « tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi », alors le pouvoir exécutif a tout intérêt à former des traités durables à long terme. Autrement dit, il s’agit d’éviter de nouer des contrats qui seraient inapplicables. C’est une position pragmatique.  

        Et même en l’absence de traités, s’appliqueront d’une part certaines coutumes internationales reconnues par l’État français. Certaines sont universelles, indépendamment du consentement des intéressés. Et il est impossible d’y faire opposition. Ces normes sont tellement fortes qu’il y a présomption d’acceptation, au point de devenir irréfragables. Par exemple, la jurisprudence Barcelona Traction renvoie à l’obligation erga omnes, c’est-à-dire une obligation qu’un État doit à la communauté internationale dans son ensemble. Barcelona Traction concernait de l’interdiction du génocide : « Tous les États sont débiteurs et créanciers de ces obligations, en raison de l’importance des droits en cause » (CIJ, 1970, Barcelona Traction). D’autre part, s’appliqueront par principe les normes dites de « jus cogens ». La Convention de Vienne de 1969 prévoit en son article 64 que : « Si une nouvelle norme impérative du droit international général survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin ». Un tel mécanisme peut par ricochet entraîner la refonte de l’ensemble des normes en droit interne. 

        Dans cette logique, au regard de la théorie kelsenienne, les traités devraient alors s’adapter aux normes constitutionnelles. Mais c’est une supériorité hiérarchique, un « artifice juridique ». Déjà ne serait-ce parce que la Constitution est silencieuse en la matière. Elle ne consacre aucunement une primauté absolue sur le droit international. De plus, la jurisprudence Sarran ne doit être comprise que comme la reconnaissance de la supériorité de la Constitution aux traités dans l’ordre interne, pas des autres actes administratifs (CE, 1998, Sarran). Sarran doit être reconnu comme l’adoption partielle du monisme, ce qui entraîne l’impossibilité pour le Conseil d’État d’écarter la Constitution par référence à un traité international. En réalité, Sarran admet surtout un contrôle, même bref, de la constitutionnalité d’un traité. Par exemple, la ratification du Traité de Maastricht de 1992 nécessitait par le pouvoir Constituant d’instituer le titre XIV intitulé « Des Communautés européennes et de l’Union européenne », de sorte que les normes communautaires soient conformes à la Constitution. L’on peut y voir une réelle influence des normes internationales, dont leur incorporation redéfinit l’ordonnancement juridique. Puis, une partie de la jurisprudence internationale influence la jurisprudence interne. Comme le soutient le X« le droit n’est pas une science mais un artifice ». 

        Une telle analyse nous a conduit à affirmer la supériorité des normes internationales sur le droit administratif. Partant, au-delà de la place hiérarchique qu’elles occupent, il convient à présent d’analyser la  « place normative » qu’elles ont sur le droit administratif. 


II. L’encadrement du droit administratif par l’influence directe des normes internationales

        Les normes du droit public, dont le droit administratif, résultent en partie de l’influence des normes internationales (A). Si une telle influence peut parfois être contestée par le juge administratif, il semblerait qu’il ait dû mal à réellement affirmer l’autonomie du droit administratif, au point d’accepter implicitement leur soumission hiérarchique au droit international public (B).

A. La formalisation du droit administratif par l’applicabilité des normes internationales 

        Irriguant continuellement le droit administratif, le Préambule de 1946 avait reconnu en son alinéa 14 que « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit international public ». Les conséquences du droit international sur l’action des autorités administratives, et son rôle comme source du droit administratif, sont considérables. Par exemple, depuis son appartenance à la CESDH, la France doit veiller à ce que l’application de l’état d’urgence ne contrevient pas à l’article 3 de la convention interdisant les tortures et les traitements inhumains. L’existence de mécanismes de sanctions juridictionnelles, comme la Cour EDH ou l’organe des différends au sein de l’OMC, vient renforcer la protection des normes internationales. Par exemple, l’on peut y voir un recul de la théorie des actes de gouvernement lorsqu’il a été admis un recours pour excès de pouvoir - REP - lorsque les mesures d’exécutions françaises ont été attaquées, afin de maintenir la paix (ch. 7 de la Charte des Nations-Unis). S'ajoutent enfin les normes de jus cogens, indérogeables par nature. En effet, les règles impératives ne souffrent d’aucune dérogation (CIJ, 2012, Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c/ Italie)). Si le droit international à l'autoperception de sa propre supériorité, il n’est pour autant pas en mesure d’annuler une norme interne. Par contre, il peut obliger un État à faire disparaître cette norme, ou bien lui laisser inappliquée une disposition illicite. 

        Aucun des secteurs de l’action administrative n’y échappe. C’est essentiellement le droit de l’UE qui régit une part du droit administratif. En principe, toutes les entreprises chargées de la gestion d'un service d’intérêt économique général sont soumises aux règles des traités, notamment aux règles de la concurrence. Les grandes libertés économiques que sont la libre circulation des marchandises, des travailleurs, des services et des capitaux, viennent alors influencer la réglementation des activités professionnelles, le rôle et le régime des services publics, ou encore les modalités de passation des contrats publics. Or, il faut y voir une incertitude de la définition des services publics français résultant des incertitudes du droit de l’UE. En effet, les textes européens ne laissent qu’une place marginale à la notion de service public, et ne sont mentionnés qu’aux articles 93 et 106 du TFUE. 

        Certains droits fondamentaux sont directement inspirés de normes internationales. D’une part, s’agissant des règles issues des traités internationaux comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) de 1966 ou la Conv EDH, certains de leurs principes régissant l’action administration sont assez proches des textes constitutionnels français, tels que la DDHC de 1789 ou le Préambule de 1946. Droits et libertés occupent une importance capitale dans l’exercice de l’action administrative. En interne, l’action administrative peut être dénoncée par le Défenseur des droits, AAI qui garantit les rapports entre Administration et administrés. À l’international, le statut des étrangers est régi par des conventions bilatérales ou multilatérales, comme les accords de Schengen. En droit de l’UE, les principes généraux du droit de l’UE, intéressant les droits fondamentaux, s’imposent à l’administration et au législateur, dès qu’ils interviennent à l’égard d’une situation régie par le droit de l’UE (CE, 2001, Syndicat national industrie pharmaceutique). 

        Malgré l’influence considérable des normes internationales sur la formation du droit administratif, il est à observer une certaine résistance du juge administratif. Si celui-ci tente tant bien que mal à préserver l’exorbitance du droit administratif, ce dernier semble davantage un droit soumis au droit supranational. 


B. Le dialogue des juges : ou la manifestation d’une résistance relative des juges administratifs à maintenir la prépondérance du droit administratif

        La latitude du juge administratif à l’égard des normes internationales est à relativiser. Ordre singulier et autonome, le droit de l’UE est intégré aux systèmes juridiques des États-membres, qu’il s’agisse du droit primaire ou du droit dérivé. D’abord réticent et réfractaire, le juge administratif a fini par être « eurocompatible » en jouant le jeu de l’intégration normative du droit de l’UE. La reconnaissance du Traité de Maastricht a eu pour effet d’accepter la prééminence de l’UE sur les ordres juridiques des États-membres (CJCE, 1964, Costa c/ Enel). Et même si le droit administratif est encore censé conserver par principe son autonomie, la responsabilité de la France s’est déjà vue engagée par son refus de déférer à son obligation de renvoi. Le Conseil d’État comprend tout son intérêt de courber son échine (CJUE, 2018, Commission c/ France). 

        Cependant, la résistance du administratif s’est à plusieurs reprises manifestée. À l’époque, puisque l’article 55 de la Constitution reconnaissait la supériorité des engagements internationaux pour les lois nationales, le Conseil d’État se refusait d’exercer un contrôle des lois postérieures. Ces justifications sont historiques. En effet, dans la tradition française, le Conseil d’État reste toujours le serviteur de la loi française. Or, cette position a été abandonnée, marquant une autre défaite du juge administratif (CE, 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques). 

        Depuis, le Conseil d’État tend à concilier l’application du droit de l’UE dans l’ordre juridique interne. Il précise alors la jurisprudence Nicolo. Par exemple, s’agissant des directives, le juge administratif a jugé que les autorités de l’État ne peuvent pas se prévaloir de directives qui n’ont pas l’objet d’une transposition (CE, 1995, SA Lilly France). C’est pourquoi le Conseil d’État prend alors l’initiative de ne laisser subsister aucune dispositions réglementaires qui ne seraient pas compatibles avec les objectifs définis, après l’expiration des délais imparties pour transposer une directive (CE, 1989, Compagnie Alitalia). C’est une méthode qui permet au juge d’éviter les sanctions à la France, mais cela revient à dire qu’il est contraint de se conformer aux normes internationales. 

        Il reste que cette primauté du droit de l’UE n’est pas absolue. En cela, il a été institué un dialogue des juges. Cela traduit la politique jurisprudentielle euro compatible avec l’UE. Le Conseil d’État n’applique pas littéralement le droit communautaire, il l’interprète, et l’applique « en l’absence de difficultés sérieuses » (CE, 2008, Conseil national des barreaux). Et dans le cas contraire, il doit saisir le juge de l’UE d’une question préjudicielle (CE, 2007, Arcelor), illustrant bien ce dialogue des juges. Bien sûr, le dialogue n’est possible que parce que l’UE par son caractère spécifique, sui generis, le permet. L’exorbitance du droit public est moins observable entre l'interaction du juge administratif, les autres juridictions internationales et les autres États-nations. Cette supériorité a par exemple pu se manifester lorsque le juge administratif a fait prévaloir un PFRLR sur une convention stipulant l’extradition d’un étranger dans un but politique (CE, 1996, Koné). 

Séparation des pouvoirs et autorités administratives indépendantes