Se rendre au contenu

La libre administration des collectivités territoriales

Le 15 juillet 1981, François Mitterrand annonçait en Conseil des ministres que « La France a eu besoin d’un pouvoir fort et centralisé pour se faire. Elle a aujourd’hui besoin d’un pouvoir décentralisé pour ne pas se défaire ». Les grandes réformes portant sur la décentralisation répondent à l’affirmation de François Mitterrand, en consacrant une autonomie locale aux services décentralisés. La loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions a dégagé le principe d’autonomie eta donné un véritable sens au principe de libre administration des collectivités territoriales. 

L’idée de ne pas concentrer l’intégralité de l’Administration française entre les seules mains d’un seul pouvoir central s’inscrit dans un contexte historique de longue haleine. Mais la reconnaissance constitutionnelle de la libre administration des collectivités territoriales a été tardive. Consacrée pour la première fois au rang de norme constitutionnelle (CC, 23 mai 1979, dite Nouvelle-Calédonie 1), le principe a été confirmé dans la loi constitutionnelle du 28 mars 2003. L’article 72 alinéa 3 de la Constitution dispose que : « Dans les conditions prévues par la loi, ces collectivités s’administrent librement par des conseils élus et disposent d’un pouvoir réglementaire pour l’exercice de leurs compétences ». Puis, la loi MAPTAM du 25 janvier 2014 a clarifié les compétences des collectivités en créant des organes de concertation appelés conférences territoriales de l’action publique (Acte 3 de la décentralisation). C’est donc le Conseil constitutionnel, et, dans une moindre mesure, le Conseil d’État, qui ont contribué à donner un contenu au principe, tout en tenant compte des lois Defferre de 1982 et 1983 (Acte 1 de la décentralisation). Le principe n’est donc pas un mythe mais bien une réalité, qui s’inscrit dans l’aménagement du territoire français. À cet égard, la décentralisation apparaît comme un principe gouvernant l’organisation administrative de l’État, qui repose sur un transfert de compétences que l’État consent aux administrations locales. Le transfert des compétences, de l’État central aux territoires périphériques, peut parfois être tellement poussé qu’il sort de la sphère administrative. Personnes morales de droit public distinctes de l’État agissant en son nom, et relais autonomes de la décentralisation, les collectivités territoriales sont des structures administratives françaises, et, ont pour objectif de prendre en charge les intérêts de la population d’un territoire précis. Corollaire de la décentralisation, la libre administration donnerait la possibilité aux collectivités territoriales de s’administrer librement. À ce titre, elles disposent d’une autonomie juridique et patrimoniale. Faisant partie des droits et libertés garantis par la Constitution, la libre administration protège des empiétements de l’État. Il a ainsi été reconnu des pouvoirs aux collectivités territoriales. Il s’agit notamment de la faculté de disposer du pouvoir réglementaire, de l’autonomie financière et de conseils élus. Les compétences des collectivités territoriales ne sont qu’administratives. Il ne s’agit donc pas d’une décentralisation politique, mais administrative. Les questions politiques sont donc exclues. En cela, la conception unitaire de l'État français n’est pas honnie. A contrario, elles ne concernent pas les compétences régaliennes telles que l’édiction de lois, la justice ou la diplomatie.

Oxygène de la République, la décentralisation a libéré les initiatives et les énergies locales. Parce que la déconcentration n’a pas fonctionné, la décentralisation a accru l’efficience de l’action publique grâce aux bienfaits de la gestion de proximité, notamment grâce à la libre administration, laquelle a été pensée pour garantir un espace de liberté dans lequel les collectivités territoriales peuvent agir. Dans un premier temps, le contrôle du juge constitutionnel s’était borné à censurer l’erreur manifeste d’appréciation. Encore aujourd'hui, le principe est souvent invoqué à l’encontre de lois soupçonnées de ne pas la respecter. Le juge constitutionnel intervient régulièrement pour invalider des lois contraires à la libre administration. Pour le Professeur Hervé Rihal, si « la décentralisation est tout juste plus marquée, davantage mise en exergue qu’auparavant », la libre administration reste cependant une notion abstraite en raison de l’imprécision de son contenu. En effet, le Constituant est resté elliptique sur le contenu que doit revêtir le principe et ne permet pas d’emblée de déterminer ce que les collectivités territoriales peuvent faire. Par exemple, le principe de subsidiarité n’est pas expressément nommé dans la Constitution, principe pourtant majeur de la décentralisation, car la subsidiarité donne la prérogative à l’Administration d’agir au mieux à son échelon. Afin de renforcer la décentralisation et de concilier la notion avec l’État unitaire, la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 a au moins modifié l’article 1 de la Constitution qui affirme désormais que « [L’organisation de la France] est décentralisée ». Mais malgré les efforts pour rationaliser la décentralisation, les débats parlementaires portent encore sur la nécessité d’accorder davantage de garanties, notamment financières et fiscales, aux élus locaux. Certes consolidée par un transfert de compétences vers les collectivités territoriales, la décentralisation ne saurait véritablement être complète que si l’État se recentre sur ses fonctions régaliennes et son rôle de garant de l’égalité des chances entre les territoires. Ainsi, un État allégé, et donc performant dans son périmètre d’action, pourrait se conjuguer avec des collectivités territoriales fortes. Il pourrait même être envisageable que la conception française bascule un jour vers un État régional, ou plus encore, vers un État fédéral comme l’Allemagne. En cela, le processus de décentralisation serait absolu, c’est-à-dire qu’il ne serait plus entravé ni par l'État central, ni par les services déconcentrés. Tel n’est aujourd’hui pas encore le cas. De nouveaux changements sont encore en attente. Aujourd’hui, il est à prévoir l'éventuelle adoption de l’acte 4 de la décentralisation avec les trois D : décentralisation, différenciation et déconcentration.

C’est pourquoi il est possible de se demander en quoi le principe de la libre administration des collectivités territoriales n’est pas encore absolu à l’heure actuelle. 

Si la libre administration des collectivités territoriales est davantage un principe de limitation plus que d’autonomie (I), l'invocabilité du principe est également restreinte de par son encadrement juridique (II).

I. Un principe de limitation plus que d’autonomie 

La libre administration est par nature un principe limité, car le législateur opère une répartition de compétences en sa défaveur (A). En conséquence, les collectivités territoriales se voient dotées de peu de moyens en matière financière (B). 

A. La limitation de la décentralisation par voie législative 

Certes, la libre administration est un principe constitutionnel qui s’impose au législateur, mais en réalité, il est peu contraignant pour lui. Comme l’affirmait le juriste Jean Boulouis, la libre administration est « plus prometteuse que précise », marquée d’une certaine imprécision en faveur du législateur. De plus, le Constituant n’a pas qualifié expressément le principe en tant que liberté fondamentale, car la question ne s’est jamais posée en ces termes devant lui. Or, le manque de clarté des dispositions cache l’invocabilité désormais possible du principe par QPC. Consacré à l'article 34 la Constitution, le législateur détermine « les principes fondamentaux (...) de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences et de leurs ressources ». À cet égard, la notion de libre administration est par elle-même vide de sens. Car curieusement, l’article 34 de la Constitution donne compétence au législateur de définir les modalités de la libre administration (DC, 13 décembre 2000, loi SRU). Ainsi, il peut limiter le pouvoir des collectivités territoriales sur leurs ressources fiscales. Le législateur peut tantôt obliger, tantôt interdire si l’objet de la disposition est précis et non contraire aux compétences propres des collectivités territoriales (CC, 29 décembre 2005). En sus, il n’est pas établi dans le droit positif si la libre administration constitue une vraie liberté ou s’il ne s’agit que d’un principe d’organisation de l’État duquel découlerait certains droits et libertés. À cet égard, le Professeur Michel Verpeaux affirme qu’en conséquence, le principe n’est ni un droit ni un but, mais un moyen d’asseoir des droits et des libertés (CE, 18 janvier 2001, Commune de Venelles c/ M. Morbelli). En cela, les effets de la protection juridique de la libre administration seraient amoindris. 

Au niveau organisationnel, les élus sont aussi limités par le principe. L’existence de conseils élus est censée représenter une condition de réalisation au principe de libre administration. S’ils ne détiennent pas une compétence générale (CC, 9 décembre 2010, Loi de réforme des collectivités territoriales instituant le conseiller territorial), les conseils élus disposent d’attributions effectives pour assurer le fonctionnement d’une collectivité (CC, 8 août 1985). Par exemple, la remise en cause de la durée d’un mandat en cours doit être justifiée par un motif d’intérêt général. Cependant, le Conseil constitutionnel n’est pas très exigeant dès lors qu’il est question de l’exécutif d’une collectivité. Pour illustration, un exécutif d’un TOM qui était jusque-là élu, pouvait faire l’objet d’une réforme administrative visant à le faire nommer plutôt qu’à le faire élire (CC, 8 août 1985). Le juge constitutionnel accorde ici une certaine marge de manœuvre aux conseils élus, mais qui peut se retourner contre eux. Tel a été le cas lorsque le Conseil constitutionnel a validé la révocation d’un maire en conseil des ministres au motif qu’elle serait liée des actes détachables de sa fonction, alors que la révocation concerne tout comportement exercé en tant qu’autorité de l’État (QPC, 13 janvier 2012). La jurisprudence constitutionnelle pose ainsi un problème de stabilité et de sécurité juridique pour les conseils élus.

En dépit de ces limites législatives, la libre administration reste dans une certaine mesure protégée, car elle empêche le législateur de déterminer certaines matières. Le principe empêche le législateur d’interdire aux collectivités territoriales de moduler leurs subventions aux autres collectivités selon le mode de gestion du service public. Ainsi, les collectivités doivent être libres dans l’exercice de leurs compétences (QPC, 8 juillet 2011, Département des Landes), sauf absence d’intérêt général. De plus, le juge constitutionnel garantit l’espace de liberté dans lequel les collectivités territoriales peuvent agir. Elle est souvent invoquée à l’encontre de lois soupçonnées de ne pas la respecter. L’effectivité du principe a été renforcée depuis que le principe peut être invoqué dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC, 2 juillet 2010, Commune de Dunkerque). De même, il reste à présager l’extension des droits pour les collectivités territoriales, lesquelles peuvent demander à l’avenir que leur soit reconnue la liberté d’expression, le droit de propriété, la liberté d’association ou encore la liberté d’entreprendre. Se posera alors la question de savoir si les personnes morales de droit public peuvent se voir reconnaître le bénéfice de droits et libertés fondamentaux. D’aucuns objecteront au motif que l’État lato sensu ne saurait être le bénéficiaire de libertés fondamentales, alors qu’il est en même temps le garant de ces libertés. Les collectivités territoriales gagneraient à ce que le principe soit renforcé.

Dans la pratique, la libre administration est aussi très limitée, puisque le législateur a la possibilité d'assujettir les collectivités territoriales à des obligations ou de les soumettre à des interdictions, mais à la condition toutefois de répondre à des fins d’intérêt général. Pour illustration, le législateur a procédé à une intégration forcée des communes au sein des établissements publics de coopération intercommunale (CC, 7 décembre 2000). D’autre part, le législateur a décidé que les règles d’urbanisme soient applicables en matière de défense (CC, 22 février 2007). Toutefois, l'assujettissement opéré par le législateur est à relativiser. En effet, la libre administration protège tout de même les collectivités territoriales des excès du législateur, contre les atteintes « manifestement disproportionnées ». Le juge constitutionnel a confirmé la possibilité de la violation de la libre administration par l'assujettissement. Dans le cas d’espèce, les pouvoirs du préfet visant à acheminer la carte d’intercommunalité ont été jugés excessifs et violaient de facto le principe (QPC, 20 juin 2014). La censure du Conseil constitutionnel apparaît intéressante, car elle montre qu’après avoir été un principe sans grande conséquence, une protection a minima de la libre administration existe.

Outre le fait que le principe de la libre administration est limité par la répartition des règles de compétences, les collectivités territoriales disposent de peu de moyens pour garantir leur autonomie financière.

B. La faible autonomie des collectivités territoriales en terme de moyens 

Les collectivités territoriales n’ont ni de réelle autonomie de gestion ni d’auto-organisation. De telles difficultés entravent ainsi l’exercice du pouvoir réglementaire des collectivités. Elles sont limitées dans leurs prérogatives de puissance publique. Les collectivités territoriales sont censées être dotées de suffisamment de moyens humains pour assurer l’efficience de la démocratie locale. Certes, il leur a été reconnu l’indépendance de leurs organes. Elles disposent en effet d’une marge de manœuvre, mais celle-ci n’est pas totale. Les collectivités territoriales sont par principe dotées de compétences que leur octroie le législateur (CC, 8 août 1985, Loi sur l’évolution de la Nouvelle-Calédonie). Cette jurisprudence signifie que les compétences doivent être réelles et que les collectivités doivent en être dotées d’un minimum. Cependant, le Conseil constitutionnel n’en définit pas de seuil minimal. Ainsi, la définition parcellaire donnée par le juge constitutionnel différencie le modèle français décentralisateur de celui de l’autonomie fédérale. Une telle lecture jurisprudentielle s’analyse en défaveur du caractère libre des collectivités territoriales.

De plus, les collectivités sont limitées en termes de moyens financiers. En effet, la libre administration est financièrement contrainte par le poids des dotations et la demande de maîtrise budgétaire. La faible part des recettes fiscales et la contrainte sur le vote des taux a pour effet de brider l’action des collectivités territoriales. Or, celles-ci doivent disposer de moyens financiers pour mettre en œuvre leurs compétences. Pour cela, il leur a été certes reconnu une autonomie budgétaire. Mais les efforts exigés par l’État central en matière de dépenses menacent leur libre administration. En effet, les dépenses obligatoires imposéesaux collectivités ne doivent pas être « excessives ». L’intégration des collectivités dans les critères du Pacte de stabilité et de croissance de 1997, signés entre les États-membres de lazone euro, limite la prise en compte du comportement budgétaire de chaque collectivité, qui pourrait dégager des marges de manœuvres plus importantes. Ainsi, si la gestion financière des collectivités a permis de respecter les critères de convergences du Traité de Maastricht, elle entrave également l’efficience de l’action publique.

Corollaire aux moyens humains et financiers, le principe d’autonomie financière est luiaussi relatif dans son applicabilité. Il est garanti par le Conseil constitutionnel, lequel veille à ce qu’il n’y ait pas d’insuffisances de ressources (QPC, 30 juin 2011, Département de la Seine-Saint-Denis et autres). De plus, le Conseil constitutionnel veille aussi à ce que la part des ressources propres sur les recettes globales ne doit pas être inférieure à ce qu’elles étaient en 2003. Conformément à l’article 72-2 de la Constitution : « Les collectivités territoriales bénéficient de ressources dont elles peuvent disposer librement dans les conditions fixées par la loi [...] ». Elles peuvent ainsi supprimer des ressources fiscales, à la condition qu’elles ne modifient pas excessivement leur équilibre budgétaire (CC, 24 juillet 1991). Selon l’analyse du Professeur Géraldine Chavrier, le mécanisme de péréquation, justifié au nom du principe de solidarité, est assez risible. Car non seulement il entame la liberté des collectivités territoriales, mais il fait aussi mettre au même niveau les collectivités, et cela au détriment de celles les mieux placées. Surtout, un tel mécanisme s’avère injuste, car l’institution d’un prélèvement obligatoire sur les ressources fiscales des collectivités les plus favorisées conduit à un accroissement de leurs charges. Aussi, le juge constitutionnel veille à ce que les collectivités territoriales dépensent obligatoirement leurs dépenses pour les services publics, et qu’elles disposent de suffisamment de ressources fiscales à la condition qu’elles respectent le principe de libre administration (CC, 24 juillet 1991, Loi portant diverses dispositions d’ordre économique et financier). Cependant, l’autonomie financière est bel et bien relative, car les collectivités territoriales restent soumises à l’exigence de bonne gestion des deniers publics, ce qui implique une meilleure coordination des politiques publiques. En cela, le procédé de chef de file (Art. 72 alinéa 5 de la Constitution) vise à concilier cette exigence, mais induit nécessairement une nouvelle perte d’autonomie. Le Professeur Hervé Rihal avait anticipé que la « notion de collectivité territoriale chef de file avantagera grandement les régions notamment dans le domaine économique [...] » Véritable peau de chagrin, l’autonomie financière des collectivités tend finalement à se réduire à leur seule liberté de dépenser, dans la limite fixée par le législateur. 

Enfin, l’autonomie financière reste encore limitée dans la pratique, car le juge constitutionnel se prononce régulièrement en matière de restrictions des ressources des collectivités territoriales, tandis que le préfet exerce un contrôle budgétaire (Art. 72 alinéa 6 de la Constitution). Le Conseil constitutionnel applique systématiquement le principe de l’autonomie financière. Ainsi, les communes ne peuvent pas à elles seules déterminer leurs impôts et leur montant (DC, 6 mai 1991). Globalement, les collectivités ont vu leur autonomie financière se réduire considérablement, car les transferts de compétences sont compensées par les dotations allouées et maîtrisées par l’État central. Plus encore, le Conseil constitutionnel valide la réduction de la part des recettes fiscales. Il l’a fait pour celles des régions, en réduisant en l’espèce de 22,5% des recettes fiscales directement perçues par les régions, soit 7,2% des recettes totales (DC, 12 juillet 2000). Dans un phénomène de recentralisation financière, le Conseil constitutionnel a même supprimé des recettes fiscales locales dans leur entièreté. Par exemple, il a supprimé la « vignette automobile » (DC, 28 décembre 2000).

Plus limitées qu’autonomes, le volontarisme des collectivités territoriales a incité l’État à leur transférer, sans compensation financière, des charges inhérentes à l’exercice de leurs compétences. De surcroît, l’invocabilité du principe de libre administration est réduite par l’imposition d’autres contraintes juridiques qui s’imposent au législateur, lorsqu’il détermine les compétences des collectivités territoriales.

II. Un principe restreint par son encadrement juridique 

La force de la libre administration se voit restreinte avec une certaine conception de l’uniformité égalisatrice qui s’impose au travail du législateur (A). En outre, la défense des collectivités s’avère limitée de par les conditions restreintes pour saisir les juridictions (B). 

A. Un principe limité par l’exigence des principes d’égalité et d’unité de l’État 

Le principe d’égalité est celui qui contraint le plus la libre administration des collectivités territoriales. L’égalité entre les collectivités territoriales a été consacrée (DC, 3 juillet 1986) et permet d’assurer l’égalité devant la loi de tous les citoyens (Art. 1 de la Constitution). Aucun principe du champ sociétal n’échappe à ce principe. Or, le Conseil constitutionnel a une formule générale selon laquelle il existe un régime propre à chaque collectivité territoriale qui doit être respecté sur tout le territoire. Loin d’être égales, les collectivités sont différentes les unes des autres et n’ont pas les mêmes intérêts ni les mêmes moyens d’action, car leur disparité résulte de leur situation géographique, historique et sociale. En cela, la conception égalitariste constituerait un frein à la décentralisation. Or, la décentralisation a besoin d’équité pour tenir compte spécificités locales et in fine améliorer l’efficacité administrative des structures décentralisées. Dans certaines situations, le principe d’égalité est imposé de force aux collectivités territoriales. Par exemple, la reconnaissance de droits spécifiques à des habitants de certains territoiresa déjàété déclarée contraireau principe d’égalité etàl’unité de l’État (DC, 1999, Charte européenne des langues régionales ou minoritaires). Autre exemple, il a été affirmé que par principe, les règles d’organisation des collectivités territoriales sont relativement identiques (DC, 25 février 1982, Statut particulier de la Corse). Les spécificités de l’outre-mer français autorisent des adaptations limitées, mais toujours au regard du principe d’égalité. Sujet épineux, la parité s’est vue quant à elle consacrée progressivement en tant qu’objectif d’égalité réelle pour le législateur. Laloi constitutionnelle du 8 juillet 1999 relative à l’égalité entre les femmes et les hommes a modifié l’article 1 de la Constitution. Désormais, « la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales ». Peu de marge de manœuvre est donc accordée aux collectivités, qui doivent assurer l’égalité d’attribution des prestations sociales relevant de lasolidarité nationale (CC, 21 janvier 1997). Ainsi, si le principe d’égalité constitue une garantie sociale dans le mesure où il est source d’obligations à l’égard de l’État, il tend à empiéter sur les nécessité locales, qui auraient véritablement besoin d’une libre administration pour être traitées.

Par ailleurs, la libre administration se heurterait au principe d’unité de l’État. Ce dernier est un rempart aux changements insidieux de la forme de l’État. Pour éviter qu’il soit porté atteinte au principe, le législateur pose deux principes qui doivent être mis en œuvre. Le premier principe est celui de la reconnaissance des collectivités territoriales, lesquelles peuvent exister indépendamment de l’État unitaire. Elles jouent par exemple un rôle en matière de consultation des assemblées locales, ou par le droit à l’expérimentation de compétences relevant de l’État (loi constitutionnelle du 28 mars 2003). Le deuxième principe concerne l’indivisibilité de la République qui se décline en trois branches :

Premièrement, elle consiste en l’indivisibilité politique. La souveraineté nationale doit être préservée et s’exerce par des représentants élus. L’indivisibilité de la Nation est affirmée à l’article 3 de la Constitution : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice (...) ». Par exception, le pouvoir d’expérimentation (Art. 37-1 de la Constitution) conduit à une différenciation des lois, mais ne ruine pas l’unité de la République. Les collectivités territoriales seraient dotées d’un pouvoir d’adaptation de la réglementation nationale aux spécificités locales. Ainsi, l’indivisibilité politique de la Nation heurterait le principe de libre administration. 

Deuxièmement, la libre administration des collectivités territoriales ne doit pas porter atteinte à l'indivisibilité du territoire. La forme de l’État unitaire (Art. 1 de la Constitution) est protégée par le dernier alinéa de l’article 72, qui traite de l’intervention du délégué du Gouvernement dans les départements et les territoires, en lui consacrant « la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ». Là encore, le juge constitutionnel a veillé à la préservation de l'État unitaire et in fine sous le nécessaire contrôle du juge administratif (DC, 25 février 1982, Statut particulier de la Corse). Par exception, le principe d’indivisibilité du territoire n’implique pas un respect stricto sensu du principe d'intangibilité : « Les traités [...] qui comportent cession, échange ou adjonction du territoire, ne peuvent être ratifiés ou approuvés qu’en vertu d’une loi [...] » (Art. 53 de la Constitution). Pour autant, il n’est pas reconnu de pouvoir diplomatique aux collectivités territoriales, car il s’agit de ne pas succomberaux velléités d'indépendances des Alsaciens, par exemple. Mais cette exception n’est possible que sous des conditions drastiques. Ainsi, globalement, l’indivisibilité du territoire de la Nation peut heurter le principe de la libre administration.

Troisièmement, le juge constitutionnel veille à l’unicité de la population, notion encore plus profonde que l’unité de État. Les citoyens sont égaux devant laloi (Art. 6 de la DDHC). Le « peuple français » est reconnu comme notion juridique à valeur normative. Raison pour laquelle la reconnaissance du peuple corse, composante du peuple français, a été invalidée (DC, 9 mai 1991, loi sur la Corse). Le problème qui s’est posé au pouvoir Constituant était que le préambule de 1946 reconnaissait les « peuples d’outre-mer ». De ce point de vue, l’unicité du peuple français était déjàimparfaite. C’est pourquoi laloi constitutionnelle du 28 mars 2003 a modifié les dispositions en évoquant désormais les « populations d’outre-mer ». Ainsi, globalement, le principe d’unicité de la population peut heurter le principe de la libre administration des collectivités territoriales.

Tenu de prendre en compte les principes d’égalité et d’unité de l'État, le législateur réduit in fine la marge de manœuvre des collectivités territoriales. Dans la pratique, il s’avère en plus que le principe est difficilement invocable devant les juridictions.

B. La difficulté des collectivités territoriales à défendre le principe de libre administration devant les juridictions

La mise en œuvre du principe de libre administration est difficile à cause de la théorie de la loi-écran. Seule la loi est susceptible de porter atteinte à la libre administration. En conséquence, le juge administratif se heurte souvent à la théorie de la loi-écran, notamment lorsqu’un décret met en place une loi. La théorie de l’écran-législatif empêche le juge administratif de faire respecter, à l’encontre de la loi, les garanties que tirent les collectivités de la Constitution. Dès lors, le juge administratif ne fait que respecter la loi en la conservant. La théorie de la loi-écran s’avère d’autant plus problématique pour le principe de la libre administration qui, bien que constitutionnellement garanti, est renvoyé à l’appréciation du législateur quant à la définition de ses principes fondamentaux. Dans une décision, le Conseil d’État a affirmé que le principe ne pouvait pas être invoqué devant lui lorsqu’une commune est intégrée de force dans un établissement public de coopération intercommunale, car la loi formait un écran législatif (CE, 1996, Commune de Bourg-Charenton).

Par ailleurs, le droit supranational, ainsi que le mécanisme de la QPC dans une moindre mesure, ne garantissent eux aussi pas le respect du principe. D’abord, les collectivités territoriales n’ont pas accès au juge de la Cour EDH. Elles ne sont pas admises à se prévaloir des dispositions de la Conv EDH. Tel fut le cas dans le cadre d’un litige relatif à larépartition des ressources entre une collectivité et l’État (CE, 29 janvier 2003, ville d’Annecy et ville de Champagne-sur-Seine). Aussi, les collectivités territoriales, personnes morales de droit public, ne peuvent pas saisir la Cour EDH. Dans l’affaire Commune de Rothenthurm c/ Suisse, la Cour EDH a considéré que les organismes de collectivités locales, tels que les communes qui exercent des fonctions publiques, sont manifestement « des organisations gouvernementales » par opposition aux « organisations non gouvernementales » au sens de l’article 56 alinéa 4 de la Conv EDH. En cela, la commune ne peut pas non plus être considérée comme un « groupe de particuliers » (CEDH, 1988, Commune de Rothenthurm c/ Suisse). Par ailleurs, le juge administratif conçoit devant lui une invocabilité à géométrie variable du droit international par les collectivités, au sein duquel il n'existe pas de liberté similaire à la libre administration. C’est d’autant plus paradoxal, car le juge administratif s’est désormais reconnu compétent pour assurer un contrôle de conventionnalité (CE, 20 octobre 1989, Nicolo). Dans ses conclusions, Edouard Geffray déplorait que « [la libre administration est] l’un des rares principes qui ne font pas l’objet d’une protection juridictionnelle, et pour lesquels par conséquent il n’existe pas d’éventuelle superposition entre le contrôle de constitutionnalité par le biais de la QPC et le contrôle de conventionnalité. » (Conclusions dans QPC, 2 juillet 2010, Commune de Dunkerque). Enfin, les collectivités territoriales n’ont pas de voie de recours privilégié devant le Conseil constitutionnel. Certes, la QPC a changé la donne avec laquelle le juge constitutionnel admet que la liberté administration pouvait être soulevée au titre de liberté fondamentale, mais dans des conditions drastiques. Mais comme toute QPC, les collectivités territoriales doivent passer les filtres opérés par la juge administratif au préalable. Le principe n’est pas aussi facilement défendable.

Néanmoins, il convient de souligner que les collectivités territoriales conservent des armes juridiques pour défendre le principe de libre administration. Les collectivités territoriales se sont en effet vues accorder une garantie juridictionnelle contre les atteintes trop flagrantes dont le législateur pourrait se rendre coupable. La protection, encore trop timide, donnerait véritablement consistance à la libre administration pour permettre l’efficience des services décentralisés. Devant la demande croissante de garanties, le Conseil d’État a reconnu le principe comme une liberté fondamentale, au sens des dispositions du CJA. En l’espèce, il s’agissait de l’article L. 521-2 du CJA relative à la procédure du référé-liberté (CE, 18 janvier 2001, Commune de Venelles c/ M. Morbelli). Pour illustration, le Conseil d’État a bien érigé le principe au rang de liberté fondamentale dans une affaire où une commune peut saisir le juge administratif d’un référé-liberté en cas d’inclusion contre son gré dans une communauté d’agglomération (CE, 24 janvier 2002, Commune de Beaulieu-sur-Mer c/ ministre de l’Intérieur). Ainsi, bien qu’elle soit limitée, il existe une protection a minima pour les collectivités territoriales. La garantie juridictionnelle permet donc le respect des droits des collectivités territoriales, opposable aux pouvoirs publics et susceptible d’être mise en œuvre par le juge. Aussi, faut-il remarquer que le juge constitutionnel a validé dans la pratique des dispositions législatives qui ont méconnu le principe (CC, 23 janvier 2014, Loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles). Tel fut aussi le cas dans la décision relative à la réforme des collectivités territoriales instituant le conseiller territorial dans laquelle le juge constitutionnel a considéré que l’institution des conseillers territoriaux, et que la suppression de la clause dite « de compétence générale » des départements et des régionaux, ne portait pas atteinte au principe (CC, 9 décembre 2010, Loi de réforme des collectivités territoriales instituant le conseiller territorial). Le Conseil constitutionnel n’a sanctionné que les « atteintes excessives » du législateur. Seulement quatre lois ont été censurées pour violation du principe de libre administration. Tantôt la méconnaissance du principe peut parfois profiter aux collectivités, tantôt faut-il y voir une instabilité juridique que ne garantit pas le juge constitutionnel, pourtant garant de l’État de droit. Or, les nombreux débats parlementaires encore existants démontrent que le droit des collectivités ne demande qu’à être davantage rationalisé.


Le Défenseur des droits