Dans L’Esprit des lois de 1748, Montesquieu déclare que : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». Certains actes administratifs unilatéraux (AAU) sont issus directement de la volonté des autorités exécutives et pris par elles, alors que d’autres AAU sont pris par le personnel administratif. En cela, l’administration manifeste son pouvoir de décision unilatérale, lequel pourra parfois être contesté par ses destinataires. Dans le cadre d’un État de droit, le juge administratif joue un rôle de contre-pouvoir. Celui-ci, par l’exercice de son contrôle de proportionnalité notamment, s’assurera de neutraliser toute confusion des pouvoirs. Mais pour que le juge administratif remplisse cet objectif, encore faudrait-il que l’AAU remis en question puisse faire grief. L’enjeu est alors de déterminer la justiciabilité des AAU devant le juge administratif.
Un acte administratif unilatéral peut se définir comme l’acte émanant d’une ou plusieurs autorités publiques, lequel a pour destinataire un ou plusieurs tiers. Par cet acte, l’administration affecte l’ordonnancement juridique. Ce pouvoir est inhérent à l’institution publique même. Sans lui, le phénomène administratif n’aurait plus de sens. Indépendamment de tout consentement de l'assujetti ou du bénéficiaire, la puissance publique va modifier de nouvelles règles juridiques, lesquelles créent des obligations, font naître des droits ou modifient des normes existantes. Ainsi, l’AAU produit des effets juridiques à l’égard des tiers. En échange, les administrés se sont vus reconnaître le droit de les contester devant les juridictions administratives, via notamment les recours pour excès de pouvoir (REP) qui se sont largement répandus. Concrètement, en cas de soupçon d’illégalité, il pourra soulever la justiciabilité des AAU devant le juge administratif. Ce dernier a deux ambitions qui peuvent paraître opposées. D’un côté, le juge administratif doit promouvoir l’intérêt général, et de facto, défendre les intérêts de l’administration. De l’autre côté, plus important est qu’il doit défendre les libertés et les droits fondamentaux des justiciables. En cela, le juge administratif a été tenu de préciser la notion d’acte administratif, en opérant un reclassement des différents actes de l’exécutif. Cela tend à traduire l’encadrement de la puissance publique par le droit.
Or, toute la difficulté avec les divers types d’actes unilatéraux est de déterminer lesquels font preuve de justiciabilité ou non devant le juge administratif. Ainsi, des divergences de régimes des AAU, quant à leur invocabilité devant le juge administratif, se justifient par l’essence même de ces actes. Certains actes ont une portée beaucoup plus politique, et justifient d’être protégés, afin d’éviter la critique d’une confusion des pouvoirs. D’autres AAU portent directement sur les droits des administrés, et doivent par voie de conséquence être toujours susceptible de faire grief. Mais la volonté d’accorder des droits de défense se heurte à l’exorbitance de la puissance publique. En effet, selon l’analyse de Maurice Hauriou, l’administration doit disposer du privilège du préalable. Pour lui, l’administration doit disposer de la « prérogative de réaliser elle-même ses droits par ses propres moyens et sans avoir recours à l’autorisation préalable d’un juge ». Aussi, l’administration doit disposer du pouvoir de prendre des décisions exécutoires, car par elles, « l’administration affirme publiquement le droit tel qu’elle entend l’exécuter ». De son côté, pour le juge administratif, il a toujours été question d’être un rempart face à l’arbitraire de l’administration et de ses excès. Corrélativement à l’expansion des libertés fondamentales, largement influencée par le droit supranational, la tendance actuelle en droit interne a également été de favoriser l’invocabilité des AAU devant le juge administratif, en vue de renforcer les droits des administrés. Pour autant, l’administration ne saurait être réduite à une partie comme une autre, à niveau égal, et aux mêmes droits. Elle doit conserver son exorbitance.
Face à cette périlleuse conciliation, la présente étude portera sur la présentation de la justiciabilité des AAU devant le juge administratif. Certes, si la justiciabilité de certains AAU apparaît plus conflictuelle, d’autres AAU seront toujours susceptibles de faire l’objet de REP devant le juge administratif. En cela, l’action administrative, synonyme parfois d’incompréhension, d’unilatéralité brutale, voire manifeste d’un certain arbitraire pour les administrés, apparaît largement équilibrée par la garantie de la contestation de ses actes. En vue de contre-balancer l’exorbitance de l’administration, et afin d’assurer les droits de défense des justiciables, il est alors à démontrer la nécessité de l’accroissement de la justiciabilité de tous les types d’actes administratifs unilatéraux devant le juge administratif.
S’il est vrai que certains AAU ne sont pas par principe susceptibles de faire grief, et cela a véritablement été le cas par le passé, la tendance semble s’être inversée de nos jours (I). Si l’on peut craindre une faiblesse dans le caractère justiciable de certains actes, il est à observer que les administrés peuvent toujours faire valoir leurs droits, et que la contestation de certains AAU ne faisant pas par principe grief peuvent toujours se faire a minima dans des conditions restrictives. D’autant plus que d’autres types d’AAU ont toujours fait grief, et en conséquence sont par principe invocables devant le juge administratif, ce qui tend à montrer la pleine justiciabilité de la majorité des AAU (II).
I. Le renforcement de la justiciabilité de certains actes administratifs unilatéraux par l’abandon progressif de leur caractère non invocable
De nombreux AAU non-décisoires ne sont, en principe, pas susceptibles de faire grief. Or, le droit positif évolue dans le sens de leur justiciabilité. Ces AAU peuvent désormais être contestées dans des conditions restrictives (A). D’autre part, certains actes non-décisoires, par le passé insusceptibles de recours, le sont désormais (B).
A. Certains actes administratifs unilatéraux par principe non susceptibles de recours en annulation de part leur contenu
Les actes administratifs unilatéraux non-décisoires, mentionnés à l’article L.200-1 du CRPA, sont insusceptibles de recours devant le juge, puisqu'ils sont considérés comme ne faisant pas grief. Ces actes ne produisant ni droits, ni obligations pour les administrés, sont de plusieurs ordres.
Premièrement, les mesures d’ordre intérieur (MOI) sont en principe non susceptibles de recours en annulation. Elles ont pour objectif d’assurer l’ordre au sein d’un service public en réglementant son fonctionnement et son organisation interne. Elles existent notamment dans le cadre militaire, pénitentiaire et scolaire. À la différence des circulaires et des directives, les MOI sont des véritables décisions administratives, mais à faible portée. Elles ont une influence minime sur la situation juridique des administrés et jouissent donc d’une immunité juridictionnelle (CE, 2008, Départements des Ardennes). L’adage de minimis non curat praetor signifiant « des affaires insignifiantes le préteur n’a cure », explique le refus du juge d’examiner les recours attaquant une MOI. La volonté du juge administratif est de laisser une marge de manœuvre à l’Administration dans la gestion de ses services internes et d’éviter l’encombrement du prétoir du juge administratif. Cependant, si certaines MOI sont toujours non susceptibles de faire grief (CE, 2015, Req. n°380982), l’évolution jurisprudentielle rend possible le recours contre une MOI, dès lors que la mesure exerce un effet suffisamment direct sur la situation matérielle et juridique de l’administré qui la subit (CE Ass, 1995, Hardouin et Marie). Notamment lorsqu’elle peut être à l’origine de conséquences ultérieures ou qu’elle porte atteinte aux libertés et droits fondamentaux de l’individu (TC, 1960, Dame Fargeaud d’Epied). Toujours en admettant par principe qu'elles sont insusceptibles de recours, des MOI peuvent cependant, par exception, être attaquées pour avoir été discriminantes à l’égard de son destinataire (CE, 2015, n°372624). Mais il faut y voir dans cette décision une complication juridique. En effet, il aurait été louable de dire, comme l’a déjà fait le juge administratif (CE, 2015, Pôle emploi), que la mesure discriminatoire fait grief et perd donc sa qualité de MOI, afin de garder la cohérence juridique de la notion.
Deuxièmement, les actes de gouvernement (ADG), à l’instar des MOI, jouissent également par principe d’une totale immunité juridictionnelle. Les ADG peuvent concerner les rapports de l'exécutif avec d'autres organes constitutionnels. Dans ce cas, ce sont des actes pris par des autorités importantes, telles que le Président de la République ou le Premier ministre (CE, 1999, Mme Ba). Mais ils peuvent aussi concerner les relations du gouvernement avec un État étranger ou une organisation internationale. Ils ont alors un caractère diplomatique important (CE Ass, 1995, Association Greenpeace France). L’immunité juridictionnelle des ADG se justifie tout d’abord de par leur nature politique. Le Conseil d’État estime que ce sont des actes non-administratifs de l’État et que par conséquent, le juge administratif n’est pas compétent pour les juger. Cette auto-limitation révèle la volonté de laisser une marge de manœuvre à l’exécutif dans les domaines sensibles, où il est préférable pour le juge de ne pas interférer. Cela est particulièrement vrai dans le domaine de l’action extérieure de l’État. La raison d’État est la seconde justification de l’immunité des ADG. Si, à l'origine, on retenait le mobile politique pour qualifier un acte d’ADG (CE, 1822, Laffitte), après 1875, la raison d'État passe de subjective à objective. Désormais, on retient le critère matériel de l’acte, on s’intéresse uniquement à son contenu, et non plus à son mobile (CE, 1875, Prince Napoléon). Ainsi, un acte matériellement politique est qualifié d’ADG et ne sera pas susceptible de REP. Si le gouvernement fait encore usage des ADG aujourd’hui, cette pratique est très controversée parmi les juristes, estimant qu'il s'agit bien d'actes administratifs provenant de l’exécutif. Certains se demandent même s’il s’agit bien d’AAU ou non. La tendance jurisprudentielle contemporaine tend à diminuer le champ d'application de la catégorie des ADG. Le juge administratif a donc créé la notion d’acte détachable, afin que les rapports entretenus, en dehors de la sphère exécutive, ne soient pas considérés comme suffisamment étroits pour en faire des ADG. Le juge s’estime donc compétent, car l’acte déféré concerne des relations méritant d’être sanctionnées autrement que politiquement ou diplomatiquement. Dans l’affaire Mégret, le juge administratif a admis que la décision du Premier Ministre chargeant un parlementaire d’une mission n’est pas un ADG, mais sans donner raison au requérant sur le fond (CE, 1998, Mégret). De plus, si le juge ne peut déclarer l’ADG illégal et donc mettre en cause la responsabilité de l’État, il peut néanmoins soulever la responsabilité sans faute de l'État, afin de réparer le préjudice né de conventions internationales (CE Ass, 1956, Compagnie générale d’énergie radio-électrique).
Troisièmement, les mesures préparatoires sont donc des actes intermédiaires qui formulent des avis (CE, 2016, Canton et Ville de Genève). Elles ont vocation à permettre à la décision finale, c’est-à-dire permettre à un autre AAU de produire ses effets. Elles ne sont pas créatrices de droit. Donc, en principe, les mesures préparatoires constituent des décisions non susceptibles de recours en annulation. La raison invoquée est que lorsque des mesures préparatoires sont prises, la situation des tiers n’est pas affectée de manière suffisamment immédiate. Toutefois, si l'énoncé de la règle est simple, son application l’est moins. En effet, dans certains cas, des avis peuvent être en réalité de véritables décisions. C’est pourquoi la jurisprudence a admis qu’un préfet peut attaquer les mesures préparatoires des collectivités territoriales (CE Ass, 1996, Syndicat CGT des hospitaliers de Bédarieux). Parmi les mesures préparatoires, l’une des plus connues est la mise en demeure administrative. Prise en amont, la mise en demeure est préalable à une décision d’exécution, si l’administré se montre récalcitrant. En principe, la mise en demeure ne fait pas grief, quand elle constitue la première étape d’une opération administrative (CE, 1987, Département de la Moselle). Par exception toutefois, ces mesures préparatoires peuvent faire l’objet de recours, en particulier quand elles s’accompagnent de sanctions. Le justiciable peut en effet invoquer l'illégalité de la décision préparatoire devenue normatrice, laquelle produirait des effets néfastes sur la décision finale (CE Sect, 1991, Confédération nationale des associations familiales catholiques et autres). En l’espèce, était contesté le délai d’exécution.
Parallèlement aux décisions insusceptibles de recours en annulation, mais qui peuvent toujours faire l’objet de recours dans des conditions restrictives, le cas des actes non décisoires est plus simple. En effet, l’évolution jurisprudentielle tend à démontrer une justiciabilité continue accrue des actes non décisoires.
B. La reconnaissance progressive de la justiciabilité de certains actes non décisoires : le cas des circulaires et des directives
Dépourvues de toute portée contentieuse, les AAU non décisoires ne faisant pas grief ont une valeur indicative, c’est-à-dire qu’ils conseillent une ligne de conduite à leurs destinataires. Ils sont à portée générale et non novatoires. À portée générale signifie que l’acte ne traite pas d’une situation individuelle. Non novatoire doit s’entendre comme un acte qui n’ajoute rien au droit positif. Nombreux dans la vie administrative, il peut s’agir de circulaires, de recommandations, de notes de service interne, d’instructions, d’observations, d’avis, etc. Parmi les mesures internes à l’administration, il convient alors de distinguer les circulaires des lignes directrices.
Premièrement, l’évolution jurisprudentielle des circulaires tend bien à montrer la tendance de plus en plus justiciable des AAU. Les circulaires peuvent se définir commes des actes qui permettent à un supérieur hiérarchique de faire circuler des informations au sein d’un service. Auparavant, il était distingué d’une part, les circulaires interprétatives non susceptibles de faire grief. Et, d’autre part, existent les circulaires à caractère réglementaire, c’est-à-dire les décisions qui sont susceptibles de faire grief (CE Ass, 1954, Institution Notre-Dame du Kreisker). Mais la distinction était difficile à opérer pour le juge administratif. C’est pourquoi il s’est ensuite fondé davantage sur le caractère légal ou non de la circulaire (CE, 1987, Ordre des avocats à la Cour de Paris).
Cependant, la distinction établie par l’arrêt Notre-Dame du Kreisker présentait encore de nombreux inconvénients. Pour faciliter le contrôle du juge administratif, la recevabilité des circulaires a donc été étendue. C’est un revirement jurisprudentiel important. La distinction ne se fonde plus sur l’objet du document, c’est-à-dire sur l’interprétation ou la création de règles, mais sur leurs effets, c’est-à-dire si les circulaires ont un caractère impératif ou non. Peuvent donc faire l’objet d’un REP les circulaires présentant un caractère impératif (CE Ass, 2002 Mme Duvignères). Plus précisément, pour qu’une circulaire impérative soit recevable auprès du juge administratif, elle doit pouvoir : prescrire une interprétation des textes en vigueur ou produire des effets de droit ; être publiées. Et être illégales, d’une part, dès lors qu’elles créent des règles nouvelles. Le juge administratif a déjà contrôlé la légalité d’une circulaire en raison de l’incompétence de ministres, qui ne disposaient que d’un pouvoir réglementaire limité ou pour un motif d’illégalité interne (CE, 2013, n°355878). D’autre part, si une circulaire rappelle une règle de droit, mais qui est elle-même illégale, alors seule la légalité interne de la circulaire, c’est-à-dire les règles qui s’appliquent au contenu de l’acte, sera examinée (CE, 2011, C.F.T.C). Précisons que si l’acte qui fixait la règle illégale rappelée par la circulaire a déjà été annulée, alors le recours contre la circulaire sera sans objet (CE, 2006, Section française de l’observatoire international des prisons).
Corrélatif à l’arrêt Duvignères, l’arrêt GISTI vient, quant à lui, marquer un changement d’approche radicale. En effet, le juge administratif admet désormais qu’une circulaire est susceptible de recours, alors même qu’elle ne présentait pas le caractère d’une décision (CE sect, 12 juin 2020, GISTI). Autrement dit, le critère de l’impérativité, lié à la notion de décision, est désormais abandonné. Ainsi, l’évolution jurisprudentielle du cas des circulaires tend bien à montrer la tendance de plus en plus justiciable des AAU.
Deuxièmement, le cas des lignes directrices tend aussi à montrer la tendance de plus en plus justiciable des AAU. Les lignes directrices peuvent se définir comme des actes qui indiquent une solution de principe à des demandes formulées par des administrés. Or, si les autorités administratives traitent souvent de nombreux dossiers individuels au contenu proche, les textes juridiques les laissent libres de choisir la solution la plus adéquate, et cela, grâce au pouvoir discrétionnaire dont elles disposent. Ce pouvoir se justifie pour réaliser des traitements plus rapides des affaires. Pour autant, les demandes des lignes directrices doivent être traitées conformément au principe d’égalité, dès lors qu’elles portent sur un droit à faire valoir des administrés.
Jusqu’à l’arrêt Jousselin, elles prenaient le nom de directives (CE, 2014, Jousselin). Le changement de terminologie est peu impactant, car le régime juridique des lignes directrices a globalement repris celui des directives (CE, 1970, Crédit foncier de France). Plus précisément, pour qu’une ligne directrice soit recevable auprès du juge administratif, elle doit pouvoir : être publiée (Art. 9 de la loi du 17 juillet 1978) ; ne pas respecter les buts établis par les règles en vigueur (CE, 1971, Union départementale des sociétés mutualistes du Jura) ; priver l’autorité décisionnelle de son pouvoir d’appréciation discrétionnaire (CE, 1994, Ministre de l’éducation c/ Gentilhomme) ; et ne pas respecter l’ensemble des règles en vigueur (CE, 1973, Société Géa). Plus précisément, la jurisprudence Société Géa précise que les lignes directrices adoptent des principes de comportement sans force contraignante, ce qui requiert à chaque fois un examen particulier. Aussi, l’arrêt Société Géa justifiait que jusqu’à la décision Union nationale de la propriété immobilière, les lignes directrices ne pouvaient pas faire l’objet de REP (CE, 1991, Union nationale de la propriété immobilière). Aujourd’hui, puisque le juge administratif a admis la recevabilité pour REP contre les actes de droit souple (étudiés dans le II. B), édictés par les autorités administratives, sont donc aussi concernées les lignes directrices (CE, 2017, Société Bouygues Télécom et autres).
En revanche, jusqu’à récemment, ce qui distinguait radicalement les lignes directrices des circulaires, c’est que si ces dernières ne sont pas impératives, alors elles ne peuvent pas faire l’objet d’un recours juridictionnel (CE, 2004, Comité anti-amiante Jussieu). Pourtant, la même jurisprudence GISTI admettra désormais la recevabilité des lignes directrices, car susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits et situations des administrés (CE, 2020, GISTI).
La moins forte justiciabilité des lignes directrices peut se justifier par le fait que l’administration a le pouvoir de mettre à l’écart ce type d’AAU pour des motifs d’intérêt général (CE, 1997, ONIFLHOR), ou, selon la particularité de la situation du demandeur. De surcroît, s’ajoute le fait qu’en vue de « prendre en compte l’ensemble des circonstances pertinentes de la situation particulière qui lui est soumise », l’autorité administrative compétente peut compléter les lignes directrices par d'autres critères d’appréciation (CE, 2017, Région Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes). Enfin, les lignes directrices ne peuvent pas faire l’objet de recours, lorsque l’administration accorde un titre purement gracieux et sans que l’administré y ait un droit. Tel est le cas pour la délivrance de titre de séjour aux étrangers ne remplissant pas les conditions légales (CE, 2015, Ministre de l’intérieur c/ Cortes Ortiz).
Ainsi, le cas des lignes directrices tend, tout comme celui des circulaires, à montrer que les actes décisoires sont susceptibles de faire l’objet de recours. Contestable par la voie de l’exception d’illégalité, leur justiciabilité s’avère moindre. Car, les lignes directrices apparaissent, de façon subtile, comme un acte intermédiaire entre la circulaire normatrice et celle non normatrice. Elles ne font que modifier le droit de façon indirecte, par le biais de leurs actes d’application. Moins qu’un ordre, plus qu’un souhait.
Dans cette première partie, il a été évoqué la reconnaissance progressive de la justiciabilité de certains AAU. Certains, qui sont par principe insusceptibles de recours en annulation, peuvent le devenir dans certaines conditions restrictives. La justiciabilité d’autres AAU, à savoir les actes non décisoires, a été reconnue progressivement. Face à ce constat et à cette évolution tardive en faveur des administrés, il peut sembler que l’exorbitance de l’administration reste prépondérante. Cet axiome est largement démenti par l’existence d’autres AAU qui seront toujours, par principe, susceptibles de faire grief. En cela, la justiciabilité pour certains AAU est toujours assurée, et montre in fine un véritable équilibre entre exorbitance de l’action administrative et garanties juridictionnelles pour le justiciable.
II. Une justiciabilité largement assurée pour certains types d’actes uniques unilatéraux faisant toujours grief
En toutes circonstances, les AAU décisoires sont susceptibles de recours devant le juge administratif (A). Il est à observer la même tendance pour les actes de droit souple. Pour ceux-ci, leur justiciabilité est désormais pleinement garantie (B).
A. Une justiciabilité justifiée pour les actes décisoires susceptibles de porter atteinte aux droits de leurs destinataires
Les actes décisoires se définissent comme des actes de l’administration qui affectent les droits des tiers, sans que leur consentement aient été recueillis au préalables. L'article L. 200-1 du CRPA dispose que « Les actes administratifs unilatéraux décisoires comprennent les actes réglementaires, les actes individuels et les autres actes décisoires non réglementaires ». De portée impérative, ils commandent, ordonnent, délivrent ou octroient des droits et obligations. Décisoires signifie ici qu’ils vont modifier l’état du droit, donc, l’ordonnancement juridique. Le pouvoir de prendre des actes décisoires est une prérogative de puissance publique. Selon la conception de Maurice Hauriou, elle peut le faire en application du privilège du préalable. Touchant les droits et obligations de leurs destinataires, leur justiciabilité est alors pleinement justifiée. Parfois, ils sont aussi appelés « actes exécutoires ». Vocabulaire qu’utilisait Maurice Hauriou dans son Précis de droit administratif de 1927, par exemple : « La puissance publique qui se charge d’exercer les droits des administrations publiques est une forme du pouvoir exécutif, lequel est essentiellement un pouvoir de décision exécutoire qui passe d’office, en principe, à l’exécution de ses propres décisions par ses propres agents ». Il convient de distinguer les actes réglementaires (AR) des actes non réglementaires (ANR).
Premièrement, les AR se particularisent par le fait qu’ils sont constitutifs d’une norme. En d’autres termes, ils vont fixer des règles de conduite aux administrés, leur créant, leur maintenant ou leur supprimant des droits et obligations. Les AR sont définis de manière indéterminée et de manière abstraite, in abstracto. L’AR a alors un caractère général et impersonnel (CE, 2016, Institut d’ostéopathie de Bordeaux). Général, car ils posent une règle de droit ou une norme. Impersonnel, car les AR concernent seulement une catégorie d’individus. Donc, le nombre de destinataires importe. Pour autant, la généralité de la norme n’empêche pas une certaine personnalisation des effets des AR. L’exception des délégations de signature en témoigne. C’est une situation où un AR va viser un destinataire notamment désigné. À ce titre, les AR, relatifs aux délégations de signature, doivent faire l’objet d’une publication. Ils sont susceptibles d’encourir une exception d’illégalité (CE, 1990, de Marin).
Deuxièmement, les ANR se particularisent par le fait qu’ils n’ont pour objet que de toucher la situation juridique d’individus en particulier. Parmi les ANR, il faut distinguer les actes individuels et des actes particuliers. D’une part, les actes individuels, appelés aussi décisions individuelles, vont désigner expressément leurs destinataires par leur nom. Le déploiement d’effets personnels à leur égard justifie l’individualisation des ANR. Lorsque plusieurs destinataires sont concernés, on parlera alors d’acte collectif. L’acte collectif va rassembler une série d’actes individuels. Il s’agit, par exemple, de la liste des résultats d’un concours administratif. D’autre part, les actes particuliers, aussi appelés décisions d’espèces, ont la particularité de n’être ni réglementaires, ni individuels. En cela, leur statut peut être qualifié de mixte, au sens où c’est un acte qui a pour objet d’appliquer une norme préexistante à un cas particulier, mais indépendamment de la personne concernée. Les actes particuliers ressemblent aux décisions individuelles, car ils ne créent pas de règle de droit. Et ils sont similaires aux AR, car leurs effets sont impersonnels. Aucun destinataire n’est identifié en particulier et de manière précise. Il y a peu d’actes particuliers, c’est une création du juge administratif. Il s’agit par exemple de la déclaration d’utilité publique (DUP) permettant l’expropriation (CE, 1968, Commune de Broves). Et, une fois cette DUP prise, devra être prise par l’administration un arrêté de cessibilité où apparaîtront alors les noms des propriétaires. Ce prochain acte est donc un acte individuel.
Pouvant porter atteinte aux droits et situations de leurs destinataires, la justiciabilité des actes décisoires est donc largement compréhensible. En vertu de l’article R421-1 du CJA, disposant que : « La juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée », tout justiciable peut nécessairement former un recours devant le juge administratif dans un délai de deux mois. Cela, à compter de l’accomplissement des mesures de publicité ou d’une décision implicite devant la juridiction administrative compétente. De surcroît, leur justiciabilité est renforcée par l’admission des décisions purement verbales. Par exemple, un REP fut admis lorsque le Président de la République Jacques Chirac a décidé de reprendre les essais nucléaires en Polynésie (CE, 1995, Association Greenpeace France). Les recours contre l'administration peuvent même être admis pour des décisions non formulées. Par exemple, lorsque le Président de la République François Mitterrand avait pris la décision informelle de faire fleurir la tombe du Maréchal Pétain. Les justiciables ont souhaité le retracement de l’ensemble des documents l’ayant conduit à donner l’ordre (CE, 2000, Association comité tous frères). Enfin, un comportement répété de l’administration peut être analysé comme une décision administrative.
En tout cas, un REP qui conduit à l’annulation de l’acte attaqué va ouvrir d’autres droits aux destinataires. Le juge administratif peut en effet accompagner l’annulation d’une demande d’injonction, voire d’astreinte, en vue qu’il soit ordonné à l’autorité compétente de réparer les préjudices causés. Pour autant, le juge administratif maintient l’exercice de son contrôle de proportionnalité, et ne va pas toujours dans le sens du requérant. Tout acte décisoire contesté ne doit pas être perçu comme une atteinte aux droits. Ils peuvent se justifier. Tel a été le cas s’agissant d’un rapport parlementaire relatif aux dérives sectaires, publié sous la décision du Premier Ministre Michel Rocard. La décision de publication ne constituait pas un acte faisant grief (CE, 1988, Église de Scientologie de Paris).
Incontestablement, les actes décisoires doivent toujours être susceptibles de recours devant le juge administratif. Leur contestation se justifie par le fait qu’ils peuvent porter atteinte aux droits de leurs destinataires. Moins évident à percevoir du fait qu’ils n’ont qu’une valeur indicative, la même problématique se pose pour les actes de droit souple. Actes non décisoires, eux aussi peuvent parfois suffisamment affecter la situation des destinataires. En cela, leur justiciabilité auprès du juge administratif est pleinement justifiée.
B. Une justiciabilité justifiée pour les actes de droit souple susceptibles d’affecter les droits et situations de leurs destinataires
Appelés actes de droit souple, ces actes sont destinés aux tiers. De portée générale, ces documents peuvent se présenter sous forme de prise de positions, d’avis, de recommandations. Ils sont notamment utilisés par les autorités administratives indépendantes chargées de missions de régulation économique. Le terme souple est utilisé, car, si l’administration recourt de plus en plus à ce type d’acte pour élargir ses moyens d’action, ces actes restent en principe considérés comme non décisoires, ne créant donc ni droits, ni obligations aux administrés. C’est pour cela qu’ils sont en principe non-susceptibles de recours devant le juge administratif (CE, 2012, Société ITM Entreprises).
En revanche, ils ont pour objet de modifier ou orienter le comportement de leurs destinataires. C’est dire que sans être décisoires, ils ont tout de même la capacité de heurter la situation des tiers, et ceux-ci devraient pouvoir en contester la légalité. En ce sens, les actes de droit souple ont bien une portée normative. Cela rend souhaitable l’exercice d’un contrôle de légalité par le juge administratif. Par conséquent, le Conseil d’État, dans son étude de 2013 sur le droit souple, avait déclaré : « Il n’est pas souhaitable de voir des autorités publiques développer un pouvoir à l’abri de tout contrôle juridictionnel ». Ainsi, le juge administratif a admis que ces actes, bien que non normateurs, puissent faire grief et soient susceptibles de REP sous certaines conditions. En effet, ces actes doivent soit « être de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique », soit avoir « pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent » (CE Ass, 2016, Sté Fairvesta International Gbmh et autres & CE, 2016 Sté NC Numéricable).
Mais les arrêts Ste Fairvesta International et Ste NC Numéricable posaient problème. À cette époque en effet, seuls les actes « adoptés par les autorités de régulation dans l’exercice des missions dont elles sont investies » pouvaient être attaquables. L’on peut comprendre la prudence passée du juge administratif de limiter le champ d’application de ces jurisprudences novatrices. La solution s'avérait en réalité fragile. Car, si l’utilisation des procédés juridiques non contraignants est caractéristique de ce type d’autorité, celles-ci n’en n’ont pas le monopole. L’on ne voyait pas très bien pourquoi seuls leurs actes de droit souple d’autorité de régulation mériteraient un contrôle juridictionnel.
C’est pourquoi les conditions des jurisprudences de ces deux arrêts ont été assouplies (CE Ass, 19 juillet 2019, Mme Le Pen). En l'espèce, la jurisprudence Mme Le Pen précise qu’un acte de droit souple, pris par une autorité administrative indépendante dans l’exercice de ses missions de régulation, peut aussi être attaqué en REP. Cela renforce la justiciabilité des AAU auprès du juge administratif. Mais persiste un problème pour les juges : l’arrêt Mme Le Pen n’a en effet pas posé de motif de principe. Par la suite, si la jurisprudence Mme Le Pen a bien été appliquée tacitement, l’on regrettera qu’elle n’ait pas été mentionnée expressément pour une recommandation de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, lequel est un établissement public de l’État, dont la mission n’est pas la régulation économique mais la police sanitaire (CE, 21 octobre 2019, Association française de l’industrie pharmaceutique). C’est regrettable, aussi bien au regard de la vocation d’un arrêt d’assemblée que pour la cohérence de l’état du droit. De surcroît, la jurisprudence continue toujours de mentionner, et de reprendre à la lettre, le motif de principe des jurisprudences Ste Fairvesta International et Ste NC Numéricable (CE, 16 octobre 2019, Association « La Quadrature du net » et « Callopen »). L’arrêt Association « La Quadrature du net » et « Callopen » dément l’interprétation de l’arrêt Mme Le Pen, laquelle remettait opportunément en cause la dualité des critères des effets et de l’objet de l’acte (analyse de V.C. Malverti et C. Beaufils). Ne faut-il dès lors ne pas y voir ici un risque pour la garantie des justiciables ?
À cette interrogation, l’on peut y répondre par la négative. D’une part, car, déjà les jurisprudences Ste Fairvesta International et Ste NC Numéricable auront permis à l’avenir que, le refus d’abroger un acte de droit souple faisant grief, est également susceptible de recours. Ainsi, quand un justiciable n’aurait pas contesté un acte de droit souple dans le délai imparti, alors il lui « reste loisible, de demander son abrogation à l’autorité qui l’a adopté et, le cas échéant, de contester devant le juge de l’excès de pouvoir le refus que l’autorité oppose à cette demande » (CE Sect, 2016, n°388150). C’est une garantie existante, et largement suffisante, qui suffit à contrebalancer le manque de référence directe des juges administratifs à la jurisprudence Mme Le Pen. D’autre part, les arrêts Ste Fairvesta International et Ste NC Numéricable n’exigent pas que l’acte ait effectivement produit des effets notables ou exercé une influence significative (ce qu’on appellera « objet » dans notre devoir), mais qu’il apparaisse de nature à en produire, ou ait pour but d’influer sur les comportements (ce qu’on nommera « effets » dans notre devoir). Avec Mme Le Pen, le juge administratif confirme là encore une recevabilité plus étendue des actes de droit souple. Ces critères sont en effet alternatifs, et se trouvent confirmés par le fait que la réalisation de l’un des deux est parfois seule constatée pour justifier la recevabilité d’un REP (CE, 2016, Fédération française des sociétés d’assurances). Toutefois, précisons que les juges administratifs ont tendance à se référer à la fois aux effets et à l’objet de la mesure litigieuse. Sans doute car ces deux éléments sont liés. Concrètement, un acte souple doit influer significativement le comportement du destinataire, et l’on devrait alors normalement s’attendre à ce que l’acte produise des effets notables. En d’autres termes, la présence de l’un des éléments est ici comprise comme impliquant celle de l’autre.
Reste que ces éléments apparaissent problématiques, au regard des rapports entre juridicité et justiciabilité. En effet, leur signification diffère. D’une part, on le comprend en reprenant la définition de « l’objet », le marqueur de cette dissociation : les effets économiques ne sont pas des effets de droit et ne peuvent donc pas y être assimilés. De ce problème, le juge administratif a fait preuve de pragmatisme, et a pris en compte autre chose que la juridicité de l’acte souple pour donner accès au contentieux. Ainsi, il admet qu’un acte non normateur peut très bien entraîner des effets concrets importants. Tout l’inverse des MOI, qui, constituent des actes normateurs, mais dont la portée est très faible. D’autre part, on le comprend en reprenant la définition des « effets ». À cet égard, le juge administratif ne voit pas en l’acte souple qu’un simple acte contraignant, mais aussi celui qui réalise une direction non autoritaire des conduites humaines (formule de P. Amselek). Les mauvaises langues diront que ce deuxième critère est réfutable, car l’ensemble des actes de droit souple n’est pas forcément pourvu d’effets juridiques, comme ce fut le cas dans la jurisprudence Mme Le Pen.
Le droit positif mériterait d’être unifié. Il est admis les REP pour les actes normatifs, en vue d’assurer leur légalité. L’extension louable de ce contrôle aux actes souples devrait appeler à des adaptations. Au moins, les arrêts Ste Fairvesta International et Ste NC Numéricable en tracent les grandes lignes. Mais pour l’heure, le juge administratif doit continuer, dans son contrôle de légalité, à tenir compte de la nature et des caractéristiques des actes de droit souple, ainsi que du pouvoir d’appréciation dont dispose l’autorité qui les a édictés.