Le professeur Léon Duguit écrivait dans son article « De la situation des particuliers à l’égard des services publics », paru en 1907 dans la revue du droit public et de la sociologie politique en France et à l’étranger, que : « Les gouvernants modernes ne doivent plus seulement à leurs gouvernés la police et la justice proprement dites, mais encore ce que certains publicistes appellent d’un mot commode la culture, à savoir, l’enseignement, l’assistance, l’hygiène, la protection du travail, les transports, etc., etc. Il va de soi que cette multiplicité et cette variété des activités publiques entraînent à la suite une extrême complexité et diversité dans l’organisation des services publics. » En effet, la tendance sociale était à une demande accrue de la puissance publique dans tous les domaines d’activités de la société. Et pour cela, l’action administrative allait se concrétiser par le développement massif des services publics.
Selon le professeur René Chapus, un service public est une activité d’intérêt général « assuré ou assumé par une personne publique. » Léon Duguit précise et le définit comme « toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale et qu’elle est de telle nature qu’elle ne peut être réalisée complètement que par l’intervention de la force gouvernante. » Outre la notion de service public qu’avait dégagée les lois de Rolland vers les années 1930, et enrichie par l’aspect socialisant de l’utilité même du service public impulsée par l’école du service public, la reconnaissance du service public, au début du XXe siècle, avait eu des conséquences immédiates. Concrètement, l’activité d’un service était régie par le droit public dans le cadre de règles unifiées, et le régime juridique jouait un rôle dans la caractérisation du service public.
Cependant, aujourd’hui, en raison de l’évolution de la jurisprudence, consécutive elle-même à l’extension continue des interventions publiques, le service public est désormais soumis à des régimes juridiques différents. C’est notamment depuis la jurisprudence Bac d’Eloka (TC, 1921, Société commerciale de l’Ouest Africain) qu’on a distingué les services publics administratifs (SPA) et les services publics industriels et commerciaux (SPIC). De surcroît, l’existence de la catégorie de service public suppose l’application d’un certain nombre de règles identiques, consubstantielles à sa mission même. Pour faciliter l’identification des services publics, il existe ainsi un socle commun, constitué des obligations de service public, destinées à garantir les droits de ses utilisateurs, comme la prise en compte d’autres intérêts collectifs. L’on admet ainsi qu’il existe différents types de services publics, aux régimes et missions variées, afin d’accroître l’efficience de l’action administrative. Ainsi, faire la distinction entre les SPA et les SPIC est tout à la fois nécessaire pour le juge administratif, et entraîne également une différenciation entre les établissements publics administratifs (EPA) et les établissements publics industriels et commerciaux (EPIC), mais qui ne seront pas abordés dans ce devoir. Pourtant, la distinction se réalise par divers critères, qui peuvent se contredire eux-même. Elle n’est donc pas si évidente. Par ailleurs, la notion de service public a également évolué sous l’influence du droit de l’Union européenne, complexifiant le travail de qualification du juge administratif.
Si les services publics ont vocation à satisfaire les besoins de la communauté nationale, il était apparu nécessaire de les distinguer chacun. Ainsi, si une méthode d’identification des services publics est nécessaire et semble claire, en quoi la distinction des SPA et des SPIC s’avère bien plus délicate à opérer pour les juges ?
Dans un premier temps, il sera question de dégager la méthode qu’emploie le juge pour distinguer les SPA et les SPIC (I). Puis, il s’agira de se demander si une telle distinction mérite encore aujourd’hui d’être appliquée (II).
I. L’utilisation du faisceau d’indices, méthode d’identification employée par le juge, pour distinguer les SPA et les SPIC
Le critère organique, bien qu’utile pour opérer la distinction des SPA et des SPIC (A), est souvent délaissé au profit du critère matériel (B).
A. Une distinction basée sur le critère organique : une méthode souvent écartée au profit du critère matériel
Les SPIC sont par principe soumis aux juridictions judiciaires, et les SPA principalement aux juridictions administratives. On s’intéressera alors au critère organique. Il existe un bloc de compétence judiciaire, concernant les SPIC pour les usagers du service public (CE Sect, 1961, Établissements Campanon-Rey) . Concernant les agents des SPIC, ils sont par principe dans une situation de droit privé. Concernant les tiers, les actions en responsabilité relèvent généralement de la compétence des juridictions judiciaires. Concernant les rapports extra contractuels, les contrats sont de droit privés (TC, 1958, Dame veuve Barbaza). Concernant les rapports contractuels, s’applique par principe le droit privé pour les contrats, et par exception le droit public si le contrat administratif répond aux conditions jurisprudentielles, telles que l’existence d’un marché de travaux publics, ou d’un contrat portant occupation du domaine public.
Mais il existe plusieurs exceptions absolues, dès lors qu’il y a une ambiance de droit public (expression de Hélène Hoepffner, professeur à Paris 1). Concernant, les rapports du service avec le personnel, il s’agit des directeurs de service (CE, 1923, De Robert Lafrégeyre), des agents comptables en matière de compatibilité publique (CE Sect, 1957, Jalenques de Labeau), des actes généraux relatifs à l’organisation du service, et d’une loi contraire. Une autre exception concerne les rapports du service avec la collectivité publique de rattachement, qui peuvent concerner des règles de création, de tutelle ou de suppression.
Concernant les SPA, pour les agents, ils connaîtront par principe le droit public. Par exemple, si le service est géré par une personne publique (TC, 1996, Berkani), mais ils connaîtront du droit privé si le service est géré par une personne morale de droit public, comme par exemple pour les fédérations sportives. Concernant les rapports du service avec la collectivité publique de rattachement, il s’agira du droit public. Concernant les usagers du service public, il s’agira du droit public. De même pour les rapports contractuels, même si l’administration peut passer des contrats de droit privé (CE, 1903, Terrier). De même pour les rapports extra-contractuels. Concernant les tiers, les actions en responsabilité relèvent du droit public si le service est géré par une personne publique, mais les actions relèvent du droit privé si le service est géré par une personne privée (exception si cette personne est liée à l’utilisation de prérogatives de puissance publique ou si le litige porte sur un dommage de travaux publics).
Cependant, le critère organique peut être renversé par le critère matériel. Tel a été le cas pour la jurisprudence Société Centre Lemon de 2017. Il est plus rare que l’inverse se produise.
B. Une distinction basée sur le critère matériel des services
S’agissant des SPIC, il s’agit d’un secteur commercial qui doit être régi par des règles de droit privé. L’objectif est de ne pas laisser les prestations dépendre uniquement du seul jeu du marché, c’est pourquoi il est nécessaire de prévoir une certaine souplesse pour prévoir les interventions dans ce domaine. Les SPIC ont donc un régime juridique propre à eux, et le juge les identifiera comme des entreprises ordinaires. Certes, en principe, il y a présomption d’administrativité du service, mais elle peut être réfragable. Le juge utilise ainsi la méthode du faisceau d’indices. Sa méthode d’identification repose sur le contrôle de l’objet, des ressources et des méthodes de fonctionnement des services (CE Ass, 1956, Union syndicale des industries aéronautiques). En principe, les trois éléments cités sont cumulatifs. Mais la jurisprudence se contente souvent de la coïncidence entre deux indices.
Premièrement, pour identifier l’objet du service, le juge se demande si, soit, le service répond à une fonction normale de l’administration. En ce cas, il s’agira d’un SPA, qui fournit des activités purement désintéressées et qui relèvent des missions traditionnelles de la puissance publique. Soit, le service est proche de l’activité d’une entreprise privée. En ce cas, il s’agit d’un SPIC exerçant des activités économiques, de production et d’échange, qui sont exercées dans un cadre de concurrence. Cependant, il faut nuancer cette identification, en ce sens que certains services bénéficient d’une véritable présomption irréfragable d’administrativité. En effet, certains SPA disposent de modes de financement ou de conditions d’exploitation, qui n’ont de toute façon pas d’incidence (CE, 1985, Jeissou ; ou CE avis, 2000, Mme Torrent). Le raisonnement est le même pour certains SPIC, mais la présomption pourra être renversée à la condition que le coût du SPIC ne fasse l’objet d’aucune facturation périodique à l’usager (TC, 2005, Mme Alberti-Scott).
Deuxièmement, pour identifier le mode de financement du service, il s’agira d’un SPIC s’il est financé de manière similaire à une entreprise privée, par des redevances facturés à l’usager, en contrepartie du prix des prestations fournies (CE Ass, 2007, Syndicat national de défense de l’exercice libéral de la médecine). Au contraire, il s’agira d’un SPA s’il est financé par l’impôt, par le contribuable. Soit le SPA est gratuit (CE, 1930, Benoît), soit il bénéficie d’une taxe, mais non proportionnelle au coût du service (TC, 1979, Syndicat Aménagement de Cergy-Pontoise).
Troisièmement, pour identifier les modalités de fonctionnement, il s’agira d’un SPA si les méthodes utilisées sont administratives. Par exemple, pourront être retenues les prérogatives de puissance publique dont disposent le service, ou le statut des personnels pour identifier des fonctionnaires. Sinon, le service est un SPIC. Par exemple, pourra être retenue la soumission des agents au Code du travail.
Théoriquement, l’utilisation d’une méthode d’identification ne devrait pas poser de problème pour distinguer les SPA et les SPIC. Tel a été le cas depuis l’origine de cette distinction. Pourtant, elle semble remise en cause par le droit de l’Union européenne.
II. Une logique distinction historique des SPIC et des SPA, mais en désuétude face au droit de l’UE ?
La distinction entre les SPA et les SPIC a une explication historique (A). Elle est utile pour les juges. Cependant, cette distinction pourrait d’apparence être inopérante, avec la remise en cause de la notion même de service public par le droit de l’UE (B).
A. Une distinction logique, d’origine historique des SPIC et des SPA
Le problème historique était que la notion de service public a été considérée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle comme un critère de droit administratif. En effet, la reconnaissance d’une simple activité de service public suffisait à emporter compétence du juge administratif. Ont alors été justifiées la mise à l’écart du droit privé au profit d’une application des règles du droit public (TC, 1873, Blanco). Cependant, s’en est suivi une multiplication progressive des services publics à objet économique, dans le sillage notamment du « socialisme municipal », c’est-à-dire l’exercice d’une action publique communale dans l’intérêt du prolétariat. C’est à ce moment-là qu’ont les prémisses des SPIC sont apparues. Or, l’application du droit privé ne concernait que les actes de gestion, comme les contrats de fourniture (CE, 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges). Il convient donc de retracer l’affirmation historique des SPIC et des SPA.
Premièrement, s’agissant des SPIC, selon la jurisprudence Bac d’Eloka, une personne publique peut être soumise au droit privé (TC, 22 janvier 1921, Société commerciale de l’Ouest Africain). En l’espèce, en période de colonisation française, était survenu un accident sur un bac de transport, le bac d’Eloka, lequel reliait les lagunes d’Abidjan en Côte d’Ivoire. Le propriétaire d’un véhicule, que contenait le bac d’Eloka, avait porté une action en responsabilité contre l’État. Finalement, le Tribunal des conflits a statué sur la compétence des tribunaux de l’ordre judiciaire, car cette activité de transport se fait « dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire. » Toutefois, il faut bien préciser que le Tribunal des conflits n’a pas indiqué que ce service industriel était un service public. C’est pour cela que très rapidement, le Conseil d’État aura combiné la notion de service public et de service industriel (CE, 23 décembre 1921, Société générale d’armement). Deuxièmement, plus tard, il a été reconnu qu’une personne privée pouvait tout aussi bien gérer un service public (CE, 1938, Caisse primaire d’aide et protection). De ces jurisprudences, l’on retient que les personnes publiques et la notion de service public ne peuvent plus correspondre totalement.
Aujourd’hui, l’on voit que le droit n’a pas évolué. En effet, la jurisprudence du Bac d’Eloka est toujours d’actualité. Par exemple, dans un arrêt Société Centre Lemon, il était à nouveau question de savoir si la qualification de l’activité d’un centre aquatique était soit de nature administrative, soit de nature industrielle et commerciale. Et c’est là où l’on voit tout l’intérêt de la distinction. En effet, la solution rendue aurait eu des conséquences sur l’éventuelle responsabilité extracontractuelle à engager à l’encontre de l’État. Finalement, le Tribunal des conflits a estimé que le centre aquatique de la communauté d’agglomération d’Annemasse-Les Voirons exerçait bien une activité de SPA (TC, 2017, Société Centre Léman).
La distinction historique est utile pour les juges, il semble qu’elle soit menacée par la remise en cause de la notion de service public par le droit de l’UE.
B. Une remise en cause de la notion de SPA et SPIC par le droit de l’Union européenne
Les notions de SPA et de SPIC ont dû être revues au prisme du dogme européen, après l’adoption du traité sur le fonctionnement de l’UE du 25 mars 1957. Celui-ci, d’inspiration libéral, s’en remet à une logique concurrentielle, afin d’assurer la régulation des rapports sociaux et la satisfaction des besoins d’intérêt général. L’UE aura ainsi dégagé la notion de service d’intérêt économique général (SIEG) (art. 14 et 106§2 TFUE ; Protocole n°9 annexé sur les services d’intérêt général ; art. 36 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE). La distinction SPA et SPIC n’a plus d’intérêt pour l’État français, s’il décide de le consacrer en SIEG. Pour cela, le SIEG devra être formellement investi par un acte de la puissance publique française. Par exemple, l’investiture peut résulter d’un texte législatif ou réglementaire, ou d’un contrat (CJCE, 1974, BRT c/ SABAM ; CJCE, 1997, Commission c/ France)
En cela, cette vision européenne s’inscrit en porte-à-faux avec la conception française du service public. Pourtant, loin d’instruire un procès aux services publics, le droit de l’UE en opère carrément une libéralisation des SPIC et des SPA. En effet, en s’efforçant de concilier leur spécificité, au regard des lois du marché, mais par une réduction de leurs droits exclusifs, l’UE impose, dans chaque État-membre, un recentrage et une clarification des missions qui leur sont imparties.
Cependant, l’UE laisse le libre choix de propriété des entreprises, aucune privatisation des services publics n’est imposée (art. 345 TFUE). Ainsi, par principe, les SPA et les SPIC sont maintenus, dès lors que leur soumission aux règles européennes de la concurrence ne vaut que « dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. » (art. 106§2 TFUE). Par exemple, c’est le cas lorsque la libéralisation du service public concerné compromet son équilibre financier, et risque in fine de l’empêcher de remplir sa mission d’intérêt général dans des conditions satisfaisantes (CJCE, 1993, Paul Corbeau).
Mais par exception, afin de maintenir un SPA ou SPIC, la possibilité aux États-membres de restreindre le libre jeu de la concurrence, voire de l’exclure, se heurte à une double limitation (CJCE, 1997, Commission c/ France). D’une part, les dérogations ne devront pas aller au-delà de ce qui est strictement nécessaire à l’accomplissement de la mission d’intérêt général qui incombe au service public. Et c’est là que devront être réalisées des contrôles de proportionnalité par le administratif pour les SPA, ou le juge judiciaire pour les SPIC. D'autre part, la mission des services français ne devra pas compromettre le développement des échanges, contre l’intérêt de l’UE. Ainsi, il est vrai que le droit de l’UE peut tantôt compromettre la distinction SPA et SPIC, tantôt être maintenue, mais de manière conditionnée.