Se rendre au contenu

L'ordre public

Dans ses conclusions sur l'arrêt Baldy, 1917, le commissaire du gouvernement Corneille affirmait que : « La liberté est la règle et les restrictions de police, l'exception ». Institution admirée pour certains, institution décriée par d'autres, il peut parfois être reproché à la police de piétiner les libertés publiques. Avec quelques affaires, comme celles de Théo ou Benalla, une certaine défiance s'est installée entre la population et l'institution policière. Des limites doivent ainsi être imposées à la police, que ce soit la police judiciaire ou la police administrative. Pour autant, il ne faut pas être manichéen et voir en l'institution policière un ennemi des libertés publiques. C'est même tout l'inverse. 

Comme le disait le doyen Hauriou : « L'ordre social est ce qui nous sépare de la catastrophe ». Ici, l'ordre social peut être synonyme d'ordre public. Par ordre public, il faut comprendre un ensemble de règles juridiques, lesquelles vont permettre la régulation de la vie en société. Pour reprendre l'expression du Pr. Hauriou concernant l'ordre public général, il s'agit « d'un ordre matériel et extérieur ». Aujourd'hui, une codification de l'ordre public général a été dégagée dans l'article L. 2212-2 du CGCT, article qui définit le triptyque sécurité, salubrité et tranquillité publique. En parallèle de cet ordre public général, existe un ordre public spécial. Cette distinction permet de renforcer l'efficacité de l'action administrative de police. En assurant la justice sur son territoire, l'État doit accorder des prérogatives aux autorités de police, et leur poser des limites. L'enjeu pour la puissance publique est d'édicter des règles qui vont servir l'intérêt général : tantôt pour la police qui disposera d'une marge de manœuvre pour maintenir l'ordre public, tantôt pour les citoyens afin que ceux-ci puissent contester de tout excès des autorités publiques. L'action de police peut être multiforme. Organiquement, la police constitue l'ensemble des autorités publiques, tels que le Premier ministre, les préfets ou les maires) ainsi que le personnel (gendarmerie, police municipale ou douaniers). Matériellement, l'action de police se matérialise de façon administrative, c'est-à-dire une action en amont ; soit il est question d'action de police judiciaire, c'est-à-dire répressive, en aval ; soit les actions peuvent être dites mixtes, auquel cas il appartiendra au juge du tribunal des conflits de trancher (TC, 1977, Société Le Profil). Et en ce cas, c'est l'opération majoritairement responsable de police qui détermine la compétence du juge (TC, 1997, Dlle Motsch).

Pourtant, il ne faut pas voir une opposition systématique entre les missions des autorités de police et la préservation des libertés fondamentales des administrés. Plutôt, il est aussi possible de voir en l'institution policière une garante des libertés publiques et in fine de l'ordre public. En réprimant certains troubles à l'ordre public, la police protège ses autres citoyens. Constante, la demande de sécurité s'accroît en période de crise, notamment après des pics de violence comme les attentats. C'est pourquoi, en temps de crise, les citoyens consentent à ce que les autorités de police dérogent temporairement au droit commun. En ce sens, sont justifiées l'adoption d'états d'urgence. Pour autant, l'extension des actions de police ne s'apparente pas au renoncement des libertés publiques. Il ne s'agit pas de basculer vers un régime totalitaire. Des contre-pouvoirs existent même lorsque des régimes dérogatoires sont autorisés. Par exemple, l'état d'urgence est limité dans le temps. De surcroît, la notion d'ordre public a été affinée. À l'ordre public général, s'est ajouté en complément l'ordre public moral (ou immatériel). La police assure désormais également la sauvegarde de la moralité publique, c'est-à-dire la défense de troubles à la conscience publique. Notion davantage subjective, la jurisprudence administrative n'a cessé de faire évoluer la notion, notamment depuis un arrêt relatif sur la dignité humaine (CE, 1995, Commune de Morsang-sur-Orge). En outre, en droit interne, des autorités administratives indépendantes (AAI), comme le défenseur des droits, complètent le rôle des juges, face aux abus de police. Enfin, l'on peut mentionner que l'internalisation du droit a également contribué à redéfinir la protection de l'ordre public, notamment depuis l'appartenance de la France à la CEDH en 1974. 

C'est donc une périlleuse mission qui incombe aux autorités de police de concilier à la fois les missions de maintien de l'ordre public d'une part, et l'objectif de ne pas empiéter les libertés fondamentales des administrés d'autre part. Devenu un objectif de valeur constitutionnel (DC, 1982), la mission de protection de l'ordre public se doit d'être proportionnée, c'est-à-dire la recherche de l'adéquation d'un moyen à un but recherché. Le cas échéant, sans le respect de cette exigence, l'ordre public heurterait le respect de l'État de droit. Indispensable à la garantie des droits, l'ordre public a nécessité un encadrement constitutionnel. Partant, il est possible de se demander comment l'action de police doit se déployer, afin de maintenir à la fois l'ordre public en constante mutation, et afin de ne pas porter atteinte aux libertés publiques. 

L'affirmation des principes de la notion d'ordre public (I) apparaît ainsi indispensable, afin de donner un cadre légal aux activités de police (II). 

I. La nécessaire affirmation des principes de l'ordre public, condition sine qua non pour l'encadrement des activités de police 

La jurisprudence administrative a distingué classiquement deux types d'ordre public (A). Si les missions de police répondent à des objectifs différents selon le type d'ordre public, il reste que ces autorités sont soumises à la condition de légalité (B).

A. Entre objectivation et subjectivation de la notion d'ordre public : une distinction entre l'ordre public matériel et moral imposée aux autorités de police 

Traditionnellement, pour définir les contours de l'ordre public, il y a d'un côté l'ordre public matériel, et de l'autre côté l'ordre public moral. 

Pour le premier, la notion de « bon ordre » dégagé par le CGCT n'est pas vraiment définissable. C'est donc la jurisprudence qui dégage au cas par cas ce qui relève de l'ordre matériel ou non. Le juge administratif a donc défini certaines missions de police qui sont par nature impossibles à mettre en œuvre. Tel est le cas de l'évaluation de l'esthétique publique (CE, 1983, Commune de Bures-sur-Yvette). En l'espèce, le juge a censuré un arrêté qui réglementait des motifs esthétiques régissant des monuments funéraires. A contrario, certaines mesures de police sont par nature indispensables au maintien de l'ordre public. C'est une obligation qui incombe à la police. Par exemple, doivent être réglementées certaines activités professionnelles sur la voie publique (CE, 1951, Daudignac). En l'espèce, l'activité d'un photographe avait été interdite à Montauban, mais autorisée au Mont St-Michel. Ici, l'on voit bien que c'est la jurisprudence qui définit au cas par cas, selon les circonstances, le périmètre d'action de la police. Plus encore, l'ordre public matériel se voit constamment redéfini selon les problèmes auxquels se heurte la société. Illustration parfaite : l'actuelle crise sanitaire. En effet, la COVID-19 avait imposé à ses débuts l'interdiction pour un maire d'imposer le port du masque (CE, 2020, Port d'un masque de protection, Commune de Sceaux). 

S'agissant de l'ordre public matériel, celui-ci vient compléter la notion d'ordre public. Conséquence directe du renforcement des droits des administrés, le critère de l'immatérialité peut parfois faire polémique, puisqu'elle est assez subjective. D'ailleurs, elle n'est pas définie dans le CGCT. La police agit ainsi selon les circonstances locales (CE, 1959, Société des films Lutétia). En l'espèce, il est intéressant de voir que le film Le feu dans la peau avait été interdit, car il aurait pu entraîner des risques sérieux dans la commune. Donc, il n'a pas été jugé la moralité du caractère pour adulte du film. La jurisprudence Lutétia peut se comprendre, mais quid de Morsang-sur-Orge ? Là encore, était invoqué le risque de trouble à l'ordre public. Mais le nain étant consentant (CE, 1995, Commune de Morsang-sur-Orge), l'on voit une atteinte à la liberté individuelle d'un individu. La décision d'interdire le lancé de nains des autorités publiques s'est justifiée au nom de l'intérêt général. Cela illustre la citation de Corneille : « La liberté est la règle et les restrictions de police, l'exception ». Les pouvoirs publics estiment la restriction de l'activité nécessaire, car elle porte atteinte à la dignité des autres nains. Notion évoluant dans le temps, l'on ne comprend parfois pas pourquoi le juge administratif n'avait pas déjà censuré les propos de l'humoriste Dieudonné début des années 2000, alors qu'il l'a fait pour ses propos antisémites (CE, 2014, Société Les Productions de la Plume). C'est une critique qui a été formulée lors du huitième colloque des jeunes docteurs de l'Ecole doctorale de Strasbourg, colloque relatif à la cohérence en droit.

Si les notions d'ordre public matériel et moral évoluent, elles ont en commun d'imposer un périmètre d'action à la police, afin qu'elle assure sa mission de maintien de l'ordre. Dès lors, les mesures des autorités de police sont nécessairement soumises à une condition de légalité. 

B. Un ordre public indispensable pour encadrer la légalité des mesures de police administrative 

Le pouvoir de police n'est pas une faculté. C'est une obligation, afin de maintenir l'ordre public. Ainsi, la carence ou le refus de prendre des mesures de police lorsque la situation s'impose va constituer une faute à l'encontre de l'administration (CE, 1959, Doublet). La jurisprudence est essentielle, car elle a dégagé trois conditions cumulatives pour obliger les autorités de police à agir : il faut que la mesure soit indispensable ; que la mesure vise à faire cesser un péril grave ; et péril qui doit résulter d'une situation particulièrement dangereuse pour l'ordre public. Cet impératif qui incombe aux autorités de police s'est accru, depuis que le juge administratif reconnaît plus facilement l'obligation d'agir des autorités de police. Par exemple, s'agissant du refus d'un maire de prendre des mesures pour remédier au bruit causé par un club de tir (CE, 1992, Ville de Chevreuse). 

La légalité impose de distinguer les activités de police administrative et judiciaire. Par son aspect préventif, la police administrative anticipe les troubles possibles. Tandis que la police judiciaire est répressive, et est principalement régie par les règles de droit pénal. Toutefois, cette distinction n'est pas aussi simple (TC, 1977, Société le Profil). En l'espèce, un fourgon devait être protégé par la police, puis avait été attaqué. Le travail de qualification a des conséquences sur la légalité imposée au juge : soit s'appliquera du droit privé, soit du droit public. 

Plus globalement, il faut voir l'évolution de l'ordre public en faveur de la défense des administrés. En effet, la responsabilité administrative des autorités de police est de plus en plus engagée. L'abandon de l'irresponsabilité de la police (CE, 1905, Tomaso Grecco) a conduit à la reconnaissance de la faute lourde (CE, 1925, Sieur Clef). Si une partie de la doctrine estime qu'il y a déclin de la faute lourde au profit de la faute simple (par exemple, en matière de police sanitaire, CE, 2016, Mme B et Ministre des affaires sociales de la santé et des droits de la femme), d'autres jugent que des résidus de la faute lourde persiste. D'après l'analyse du Pr. Wachsmann, la faute lourde serait une « sorte de joker ». Si le juge administratif a donc pu retenir le qualificatif de faute lourde (par exemple, s'agissant de l'attentat du Caporal-chef Abel Chennouf, CE, 2018, Mme Monet et autres), il reste que l'ordre public est maintenu dans les deux sens. Car d'une part, la responsabilité de la police a été engagée, et d'autre part, des indemnisations ont été versées aux victimes. Paradoxalement, si le qualificatif de la faute lourde est plus difficile à retenir, cela a même permis d'augmenter le montant des indemnisations. De surcroît, c'est une manière plus symbolique pour le juge administratif de montrer son rôle de défenseur des droits des administrés.

Dès lors que l'ordre public et ses principes sont établis, il est alors possible aux autorités administratives de moduler l'intensité de leurs actions, et cela, toujours au regard du respect des libertés publiques. 

II. L'adaptation des activités de police au regard de la constante mutation de l'ordre public 

Afin de remplir parfaitement sa mission, s'il est concédé aux autorités de police une extension de leurs prérogatives en période de crise et pour le cas de police spéciale (A), la police devra pour autant toujours justifier la proportionnalité de leurs actions (B). 

A. Une extension des pouvoirs des autorités de police pour des situations spécifiques 

Voyons d'abord l'extension des mesures de police en tant de crise, puis une reconnaissance spécifique pour les mesures relevant de l'ordre public spécial. 

Par crise, il faut comprendre les dispositifs juridiques prévus par la Constitution. Il s'agit de l'état de siège (art. 36 C°), de l'état d'urgence (loi de 1955), récemment de l'état d'urgence sanitaire, ainsi que l'octroi de pouvoirs exceptionnels au Président de la République (art. 16 C°). Concernant les circonstances exceptionnelles, malgré le contexte, l'on a déjà vu que certaines missions de police ont été autorisées par le juge administratif. Cela traduit une inflexion du principe de légalité. Tel est le cas s'agissant de la prise de décision pour nommer des agents incompétents. En vertu de la « théorie du fonctionnaire de fait », leurs situations ont été régularisés exceptionnellement (CE, 1919, Dames Dol et Laurent). A contrario, certaines mesures ont été tolérées, voire commanditées par les autorités publiques. Par exemple, la crise d'Algérie a justifié l'état d'urgence afin de ne pas proclamer officiellement l'état de guerre : et selon M. Mehdi Lahouazi, dans son article La définition de la guerre en droit français paru dans la RDP de 2019, c'est le régime de circonstances exceptionnelles qui a légitimé la pratique de la torture d'algériens par certains soldats français. Il y avait un vide juridique à l'époque, qui légitimait cette action de police. Mais là encore, le droit étant en permanente mutation, le recours à la torture serait désormais impossible aujourd'hui (art. 3 CEDH sur les traitements inhumains). 

Quant aux mesures relevant de l'ordre public spécial, elles se justifient en raison d'impératifs particuliers. Si deux activités de police régissent une même activité, alors le spécial l'emporte sur le général. En effet, il est admis qu'une mesure prise par une autorité générale peut être aggravée par l'autorité de police spéciale (CE, 1902, Commune de Néris-les-Bains). Ceux-ci sont fixés par les autorités de police. Ici, il faut voir qu'il n'est plus question de défendre l'ordre public de manière générale, mais uniquement certaines valeurs spécifiques. Pour autant, cela ne remet en rien en cause la préservation de l'ordre public dans son ensemble. Dérogation au principe d'égalité, des différences de traitement peuvent être admis si elles se justifient (CE, 1974, Denoyez et Chorques). Car la police est aussi un service public, même si elle impose plutôt qu'elle ne propose. Il incombe ainsi au législateur de fixer les objectifs particuliers à chaque personnel de police. Tel est le cas des polices sanitaires. Il découle de cette particularité par exemple des procédures d'organisation différentes ou du type de public visé différent. Ces particularités peuvent légitimer certaines atteintes aux principes constitutionnels. Tel est désormais le cas s'agissant de la voie de fait, qui autorise une atteinte et l'extinction du droit de propriété (TC, 2013, Bergoend). 

Si certaines mesures de police sont étendues en raison de situations de crise, elles devront toujours être proportionnées. C'est une condition sine qua non pour rester dans le cadre de l'État de droit. 

B. L'ordre public, garant de la proportionnalité des mesures de police 

Pour poser une limite aux excès des mesures de police s'affranchissant du cadre légal (même en cas de crise), le juge administratif exerce ce qu'on appelle un contrôle de proportionnalité. Certes, le déploiement de certaines mesures de police se justifient selon certaines circonstances impérieuses portant atteinte à la National, mais elles ne doivent en aucun cas porter atteinte à l'État de droit. Il est vrai que l'État a le « monopole de la force légitime » pour reprendre l'expression de M. Weber, mais l'institution policière pourrait également voir son autorité et sa crédibilité entachée en cas d'abus. En cela, la notion de proportionnalité se justifie d'autant plus pour la préservation de l'État de droit. Elle légitime l'action de police. Par principe, certaines mesures d'office qualifiées par le juge sont jugées disproportionnées. Tel est le cas s'agissant de la réglementation générale et permanente des voies et des zones de piétons (CE, 1984, Préfet de police de Paris c/ Guez). Dans d'autre cas, le juge administratif a dû vérifier de manière casuistique la condition de proportionnalité. Tel avait été le cas d'une décision d'un maire qui avait interdit une réunion (CE, 1933, Benjamin). En l'espèce, la disproportion de la mesure avait été retenue, car porterait atteinte au principe de liberté de la presse. L'arrêt Benjamin était fondateur de la notion de proportionnalité. 

Afin de renforcer la notion, et in fine celle d'ordre public, le juge administratif a synthétisé les conditions de validité d'une mesure de police : elle devra être adaptée, nécessaire et proportionnée au maintien de l'ordre public (CE, 2011, Association pour la promotion de l'image). Ici, il faut voir que l'œuvre du juge administratif a eu des répercussions directes sur l'encadrement du droit au niveau des lois. En effet, le législateur s'était inspiré de cet arrêt pour définir les contours de l'état d'urgence sanitaire (art. L3131-15 du CSP). Par cette évolution, le droit français renforce le contrôle. Mais il faut toutefois constater que des différences d'approche persistent. D'une part, la notion de proportionnalité reste quelque peu différente entre ordre judiciaire et administratif. Exemple de différence : le Pr. Ducoulombier a mis en avant dans un article de 2017 que le juge civil exerce un contrôle de proportionnalité approfondi in concreto aux fins de résolution de conflits de droits fondamentaux. A contrario, l'on comprend que cela n'est pas encore le cas en droit administratif. Or, cela peut poser problème, puisque l'activité de police peut être judiciaire ou administrative, voire les deux en même temps.

L’encadrement de l’arrêt des traitements médicaux en France