Dans le colloque Autonomie et droit de la concurrence du 29 novembre 2019, la Professeure Catherine Prieto rappelait que : « La politique de concurrence doit être investie par les juristes. Cela ne peut pas être la simple affaire de l'expertise économique. Les juristes doivent insister sur l'efficacité de la politique de concurrence car il s'agit d'ordre public économique ». La politique de concurrence vise en effet à établir des règles juridiques, afin que la concurrence puisse pleinement s'exercer et assurer in fine la présence d'un nombre suffisant de concurrents sur un marché.
La concurrence décrit une structure de marché où les acheteurs et les vendeurs sont en nombre suffisant, afin qu'aucun n’ait le pouvoir d’exercer une influence sur le prix du marché. Un marché se compose d'entreprises dominantes, puis de ses concurrents, lesquels cherchent à prendre leur place. En compétition entre-elles, chaque entreprise veut bénéficier de la préférence des consommateurs. Le terme signifier peut se définir comme le rapport de cause à effet. Par la promotion de la politique de concurrence, l'UE garantit la présence d'un nombre suffisant de concurrents, ce qui est profitable pour le bien-être des consommateurs.
En rupture avec la concurrence pure et parfaite inatteignable, l'UE se doit de composer avec une concurrence imparfaite sur le marché. En effet, la condition d'atomicité n'est pas remplie en situation d'oligopoles, et encore moins en présence d'entreprises en position dominante. À cet égard, l'UE est consciente que la concurrence imparfaite peut amener à moins de concurrents, voire à leur absence. Pour éviter cette situation, l'UE allie à la fois analyse économique et l'institutionnalisation de règles juridiques, afin de rationaliser le cadre concurrentiel du marché, ce qui est profitable à l'ensemble des agents.
Qu'il y ait moins de concurrents ou non, un degré fort de concurrence est toujours activement promu par l'UE pour protéger l'ordre public économique. En partant du constat qu'il y a peu de concurrents, voire aucun concurrent sur un marché, il est possible de se demander en quoi l'UE arrive-t-elle à maintenir une forte concurrence et in fine un nombre significatif de concurrents ?
En maintenant les concurrents en place dans un cadre oligopolistique, la concurrence s'exerce fortement (I). S'il est vrai que la concurrence est quasi inexistante en présence d'entreprises en position dominante, la concurrence doit toujours demeurer possible pour l'avenir (II).
I. Le maintien d'un degré fort de concurrence dans un cadre oligopolistique
Si l'UE prohibe certaines ententes pour maintenir la concurrence (A), leur admission exceptionnelle ne traduit en rien un affaiblissement de la concurrence (B).
A. La préservation de la concurrence par la prohibition des ententes
Même en présence de moins de concurrents, la concurrence restera forte sur un marché oligopolistique, notamment grâce à la prohibition des ententes anticoncurrentielles. À cet égard, l'article 101 du TFUE permet de détecter les collusions qui sont soit explicites via des cartels (DG COMP, Information presse, 2021), soit implicites, c'est-à-dire sans accords formels. Cependant, la collusion n'est pas en elle-même anticoncurrentielle. Plutôt, ce sont les concurrences restrictives empêchant d'autres entreprises d'entrer sur un marché qui sont interdites par l'UE, démontrant par là sa volonté à maintenir un degré fort de concurrence. Dès lors que l'entente est interdite, les autres entreprises sont en mesure d'intégrer le marché oligopolistique. Cela est profitable aux consommateurs, car ils auront davantage de choix de produits.
De plus, la caractérisation de la nocivité s'avère relativement aisée grâce à l'article 101§1 du TFUE. En effet, l'UE peut vérifier l'existence d'une restriction de concurrence par objet en appréciant le contexte économique et juridique (CJUE, 2014, Groupement Cartes bancaires), ou d'une restriction de concurrence par l'effet. À cet égard, un scénario de nocivité est utilisé pour comparer l'hypothétique comportement litigieux avec une situation contrefactuelle (CJUE, 2014, Mastercard). Les restrictions parviennent souvent à être caractérisées, car la situation contrefactuelle est une situation parfaite. Enfin, l'UE sanctionne ces ententes de façon coercitive via des injonctions (art 7 du Règlement 1/2003) et des amendes (art 23 du Règlement 1/2003), ou par dialogue soutenu avec les incriminés via les programmes de clémences (Lignes directrices de 2006) et les transactions pour les cartels (Lignes directrices de 2008). Ainsi, la sanction des ententes permet le maintien d'un degré fort de concurrence, de sorte que les concurrents puissent rester ou intégrer le marché.
Illustrative de la politique concurrentielle, la prohibition des ententes nocives permet à tous les concurrents d'être en compétition. De même, l'accord d'exemptions ne provoque en rien moins de concurrence, notamment compte-tenu de leurs conditions d'octroi strictes.
B. L'admission exceptionnelle d'ententes dû au respect strict de la concurrence
Il est vrai qu'en vertu de l'article 101§3 du TFUE, certaines ententes restrictives de concurrence peuvent être admises dans des conditions strictes. Tel est le cas pour l'interdiction de ventes en ligne sur des plateformes tierces (CJUE, 2017, Coty). Certes, par l'octroi d'exemptions légitimant les ententes, l'on peut effectivement constater une baisse quantitative du nombre de concurrents sur un marché. Toutefois, l'octroi des exemptions est justifié par les avantages positifs induits sur le marché, lesquels provoquent une simulation qualitative de la concurrence.
De plus, les exemptions sont rarement accordées dans la pratique. En effet, la méthodologie liée à la recherche d'effets positifs compensant les effets négatifs est très stricte (CJUE, 2011, Pierre Fabre). Pour preuve, l'exemption par catégorie est seulement retenue en 2 cas de non-franchissement d'un seuil en parts de marché, ainsi qu'en l'absence de restriction « caractérisée » ou « exclue ». Il s'agit déjà là d'une limitation à l'octroi des exemptions. Ensuite, eu égard aux règlements d'exemptions par catégories (par exemple, le Règlement n°330/2010 relatif aux restrictions verticales), la difficulté tient à ce que l'entente puisse entrer dans le champ d'application de l'un des quatre règlements. Ces conditions d'octroi étant très strictes, les exemptions par catégorie sont difficiles à accorder.
Enfin, s'ajoute l'examen des exemptions individuelles, dont les conditions doivent être cumulatives. Or, cette situation est très rare. Il s'agit du développement économique induisant des gains d'efficacité, du partage équitable avec les consommateurs, la nécessité et la proportionnalité de l'entente, ainsi que l'absence d'éradication totale de la concurrence. Les exemptions étant peu souvent accordées, il n'y a donc pas une baisse du nombre de concurrents sur le marché. Dans le cas contraire, les exemptions sont accordées, car elles garantissent une concurrence qualitative sur le marché.
Ainsi, dans un cadre oligopolistique, moins de concurrents ne signifie pas moins de concurrence. Il en va de même en cas de position dominante. En effet, malgré l'absence de concurrents à un instant T, un fort degré de concurrence restera encouragé.
II. L'encouragement de la concurrence potentielle en présence d'entreprises dominantes
Un marché avec peu de concurrents, et composé d'entreprises dominantes, ne fait en rien obstacle à l'arrivée de nouveaux concurrents (A). À cet égard, l'éventuelle concurrence est maintenue par la prohibition des abus de position dominante (B).
A. L'essor de nouveaux concurrents face aux entreprises dominantes
Selon les orientations, le pouvoir de marché est constitué si les parts de marché dépassent 40%. Si une position dominante est avérée, alors il y a effectivement moins de concurrents sur un marché donné. Le cas le plus flagrant est celui des monopoles naturels. L'UE tolère les monopoles en amont, notamment parce qu'ils détiennent une capacité d'investissement supérieure, ce qui favorise à terme l'innovation selon le phénomène de destruction créatrice énoncé par Schumpeter.
Mais là encore, l'UE veille à ce qu'une concurrence potentielle soit toujours maintenue. En effet, selon l'article 106§3 du TFUE, si un monopole naturel peut exister en amont, il lui est en revanche interdit de s'accaparer d'un marché en aval. Il s'agirait sinon de manœuvres déloyales des opérateurs historiques, lesquelles entraveraient l'accès aux marchés en aval de leurs monopoles naturels (exemple de Cass, 2016, EDF). Partant, un concurrent potentiel ayant des stratégies concurrentielles efficaces pourra être en mesure de renverser l'entreprise en position dominante. Dans l'hypothèse où les stratégies seraient inefficaces, 3 alors la disparition des autres concurrents est légitime. C'est le phénomène de concurrence par les mérites (TPICE, 2007, Microsoft).
De surcroît, le peu, voire l'absence de concurrents, n'est en rien figé. En effet, la Cour veille à ce que les barrières créées par les entreprises en positions dominantes puissent être contestées. Le marché doit en effet être pénétrable par les concurrents. Les barrières abusives sont donc sanctionnées. Il peut s'agir de barrières structurelles liées au refus absolu de contracter (CJUE, 2013, Bronner) ou de barrières comportementales manipulant les consommateurs (Commission, 2018, Google Android). Ainsi, moins de concurrents à un instant T ne signifie pas moins de concurrence à terme, car chaque entreprise doit toujours pouvoir intégrer le marché monopolistique.
Avec l'application des règles de concurrences strictes, une entreprise dominante n'est pas en mesure d'empêcher l'arrivée de nouveaux concurrents. De surcroît, l'UE lutte contre les abus empêchant le jeu de la concurrence.
B. Le maintien de la concurrence par la prohibition des abus de position dominante
L'UE caractérise les abus avant tout selon l'intensité de l'activité commerciale, pas selon la taille géographique (CJCE, 1991, Merci porto Genova relatif à un secteur géographique restreint), ce qui prouve l'efficacité de la politique concurrentielle. À cet égard, deux types d'abus de position dominante sont prohibés. Premièrement, les abus d'éviction des concurrents sont interdits. En effet, une dominance sur un marché ne peut se traduire par des pratiques bloquant ad vitam aeternam d'autres concurrents. Par exemple, est interdit l'octroi de rabais d'exclusivité (CJUE, 2017, Intel), ou le fait de dénigrer un concurrent auprès des pouvoirs publics en surinterprétant les risques d'utilisation d'un médicament (CJUE, 2018, Hoffman Laroche II).
Deuxièmement, les abus d'exploitation sont prohibés. D'une part, l'UE souhaite protéger le consommateur, en interdisant la discrimination par les prix. Ce n'est pas tant la discrimination par les prix qui est condamnée que les dérives qui peuvent en découler, par exemple en empêchant l'accès à un marché par des redevances trop élevés (CJCE, 1989, SACEM). D'autre part, l'UE veut protéger les partenaires commerciaux des conditions inégales à des prestations équivalentes, par exemple en interdisant des discriminations entre les annonceurs (Aut. 2019, Google Ads).
Certes, il est vrai que les abus peuvent être admis en théorie, sous condition que des
effets positifs soient démontrés. Mais à ce jour, il n'y a aucune jurisprudence en la matière,
car aucune entreprise n'est parvenue à démontrer des « nécessités objectives » justifiant leurs
abus. Pour préserver la concurrence, l'UE sanctionne ainsi systématiquement les abus (cf. I.A.
sur les injonctions et les amendes). Moins de concurrents dû aux abus de position dominante
ne signifie donc pas l'affaiblissement de la concurrence.