Dans les conclusions de l'arrêt Commission c/ France du 14 décembre 1971, l'avocat général Karl Roemer écrivait à propos du recours en manquement « qu'il ne s'agit pas de questions de culpabilité, ni de morale, mais simplement de la mise au point d'une situation juridique ». Les traités fondateurs ont institué l'arrêt en manquement, présentant un caractère nécessairement objectif, aux fins de garantir l'efficacité de l'ordre juridique de l'Union européenne. Ni plus ni moins.
Couvrant tous les domaines d'activité de l'UE depuis le traité de Lisbonne, à l'exception de la PESC, le recours en manquement est institué aux 258 à 260 TFUE. Il vise à faire constater qu'un État membre a manqué à une des obligations en vertu du droit de l'Union européenne. Ouverte d'une part aux États membres à l'article 259 TFUE1 , et d'autre part à la Commission, la Cour de justice statuant en dernier ressort pour constater le manquement d'un État a retenu une conception particulièrement extensive de cette voie de recours. Dès le départ, elle soutient qu'un arrêt en manquement a pour effet d'obliger les États à ce qu'ils respectent (CJCE, 10 décembre 1969, Commission c/ France).
Ayant un monopole d'initiative, la Commission européenne joue un rôle important dans la procédure. Graduel, le contrôle du respect du droit de l'Union s'opère dans un premier temps, par la coopération entre les États membres et la Commission, laquelle leur recommande la prise de mesures préventives pour éviter tout litige. En cas d'échec, se déclenche alors la phase contentieuse, laquelle permet à la Commission de saisir la justice via le recours en manquement. Le recours vise à aboutir au prononcé de sanctions d'infractions étatiques au droit de l'Union européenne. À cet égard, la 1 La procédure actionnée par les États est très rare. Sans doute par peur de représailles mais elle existe. Un exemple avec CJUE, 16 octobre 2012, Hongrie c/ Slovaquie. Commission dispose d'une opportunité des poursuites, c'est-à-dire d'un pouvoir discrétionnaire étendu. Étant donné qu'il lui est impossible de poursuivre chaque infraction, la Commission tend à se restreindre aux infractions les plus graves. Pourtant, face au prononcé des premières sanctions, certains États tendent à inexécuter les décisions en manquement. Face à leur récalcitrance, il a été prévu un mécanisme de manquement sur manquement, ce qui tend à renforcer les effets de l'arrêt en manquement.
Ainsi, l'Union européenne dispose d'une procédure institutionnalisée. La poursuite des infractions, rarement à la seule initiative des États, est confiée à la Commission européenne, gardienne des traités, jouant le rôle de ministère public européen. Au regard du nombre important d'infractions des États, avec parfois le prononcé de sanctions financières importantes, l'on voit que l'Union européenne mène une réelle stratégie politique pénale. Révélateur de l'efficacité de l'ordre juridique de l'Union européenne, l'on peut ainsi se demander en quoi le mécanisme de sanction des manquements étatiques incite les États membres à se conformer au droit communautaire.
En principe, les États doivent se conformer au premier arrêt de manquement rendu par la Cour (I). Le cas échéant, ils peuvent se voir sanctionnés (II).
I. Les effets de l'arrêt en manquement après la première phase contentieuse
Revêtu de l'autorité de la chose jugée (A), les États ayant produit un manquement sont tenus d'exécuter l'arrêt rendu par la Cour (B).
A. L'autorité de chose jugée de l'arrêt en manquement
Selon l'article 260§1 TFUE, la Cour n'a ni le pouvoir d'annuler et d'abroger les mesures nationales, ni le pouvoir d'enjoindre à l'État d'en adopter d'autres (CJCE, 5 octobre 2006, Commission c/ Allemagne). Conséquence directe du principe, aucune sanction n'est encore possible à ce stade. Par principe, le recours revêt une nature purement « déclaratoire » (CJCE, 16 décembre 1960, Humblet c/ État belge), c'est-à-dire qu'il ne fait que constater l'existence ou l'absence de manquement d'un État, y compris s'il concerne une « institution constitutionnellement indépendante » (CJCE, 5 mai 1970, Commission c/ Belgique2 ). Mais cela n'occulte en rien l'autorité de chose jugée de l'arrêt rendu.
Remarquons à cet égard que les moyens de défense invocables par les États sont faibles. En effet, l'autorité de chose jugée est telle que la force majeure n'est pas considérée comme une circonstance exonératoire (CJCE, 9 octobre 1997, Commission c/ France). ou alors l'exception d'inexécution n'est pas possible dans l'ordre juridique Cette jurisprudence montre d'ailleurs que la Cour adopte une approche restrictive des moyens de défense invoquée par l'État. 2 de l'Union européenne, au motif que « l'économie du traité comporte interdiction pour tous les États membres de se faire justice eux-mêmes » (CJCE, 13 novembre 1964, Commission / Luxembourg et Belgique). Ces arrêts sont donc largement constatés, dont il en découle des effets majeurs.
L'objectif est donc d'inviter un État à faire cesser rétroactivement l'infraction au droit communautaire, qui « dépend de la seule constatation objective du manquement » (CJCE, 1er mars 1983, Commission c/ Belgique). Cette objectivité se justifie par le principe de primauté (CJCE, 5 février 1963, Van Gend en Loos) devant être assuré par la Commission et par les autorités nationales, ces dernières doivent procéder à l'élimination rétroactive des règles internes devenues incompatibles, mais encore de réparer les éventuels dommages causés par cette incompatibilité (CJCE, 19 novembre 1991, Francovich et Bonifaci).
Ainsi, le caractère déclaratoire n'induit pas une faculté pour l'État à se conformer ou non au droit communautaire. C'est là où l'on voit toute l'autorité issue de la décision rendue par la Cour, indiquant à l'État son obligation de se conformer au droit de l'Union Si le recours est en effet jugé recevable, alors « la constatation d'un tel manquement oblige » les États à prendre les mesures que comporte son exécution au regard de l'article 260§1 TFUE (CJCE, 14 avril 2005, Commission c/ Allemagne). En outre, l'autorité de la chose jugée est bien réelle, car en cas de nouveau recours en manquement, l'autorité du premier arrêt rendu peut y faire obstacle. Tel est le cas si entre deux affaires de manquement, le cadre factuel et juridique fait « qu'il existe en substance une identité de fait et de droit » (CJUE Grande Chambre, 29 juin 2010, Commission c/ Luxembourg).
Autre élément illustratif de l'autorité de chose jugée, depuis le Traité de Lisbonne, la Cour peut par exception prononcer des sanctions dès le premier arrêt en manquement. Il s'agit du cas où la Commission a saisi la Cour pour mettre en exergue un manquement à l'obligation de communiquer des mesures de transposition d'une directive adoptée à l'issue d'une procédure législative ordinaire ou spéciale. Selon l'article 260§3 TFUE, la Cour peut imposer à l'État le paiement d'une somme forfaitaire, ou le paiement d'une astreinte, ou les deux. La Cour ne peut que fixer l'amende dans la limite proposée par la Commission.
Dès lors que la Cour a précisé l'autorité de son arrêt, celui-ci doit être exécuté par l'État dont le manquement a été constaté.
B. Une obligation imposée aux États membres de tirer les conséquences des arrêts en manquement
En vertu du principe d'autonomie institutionnelle et procédurale, il ne revient qu'aux États d'assurer l'exécution des arrêts en manquements, non de redéfinir les obligations du droit communautaire. Une fois que la Cour a rendu sa décision, il est dit dans la jurisprudence Waterkeyn que « tous les organes de l'État membre concerné ont l'obligation d'assurer, dans les domaines de leurs pouvoirs respectifs, l'exécution de l'arrêt en Cour » (CJCE, 14 décembre 1982, Waterkeyn). À ce sujet, la jurisprudence est non équivoque : « l'intérêt qui s'attache à une application immédiate et uniforme du droit communautaire exige que cette exécution soit entamée immédiatement et aboutisse dans des délais aussi brefs que possible » (CJCE, 7 mars 1996, Commission c/ France).
Ainsi, l'exécution de l'arrêt doit être complète, en ce sens qu'il doit y avoir autant de mesures d'exécution que de manquement commis par l'État. Plus précisément, l'autorité de chose jugée vis-à-vis de l'État condamné s'illustre par la prise de mesures nécessaires devant aboutir à « l'élimination effective des manquements et de leurs conséquences passées et futures » (CJCE, 12 juillet 1973, Commission c/ Allemagne). Cette obligation de conformité s'impose à tous les organes de l'État, lesquels doivent prendre des mesures dans les plus brefs délais.
Notons toutefois qu'à titre exceptionnel, la Cour peut accepter de limiter les effets dans le temps de la constatation du manquement. C'est le cas en cas de circonstances particulières, lorsqu'il y a « un risque de répercussions économiques graves dues en particulier au nombre élevé de rapports juridiques constitués de bonne foi sur la base de la réglementation considérée comme étant validement en vigueur » et lorsqu'il apparaît que « les autorités nationales avaient été incités à un comportement non conforme à la réglementation communautaire en raison d'une incertitude objective et importante quant à la portée des dispositions communautaires, incertitudes à laquelle avaient également contribué les comportements mêmes adoptés par d'autres États membres ou par la Commission » (CJCE, 12 octobre 2000, Commission c/ Royaume-Uni).
Une autre conséquence de l'autorité de chose jugée, c'est que l'État membre visé ne jouit pas d'une liberté totale dans l'exécution de l'arrêt en manquement. En effet, le contrôle de l'obligation réalisé par le juge national se base sur l'autorité de la chose interprétée de l'arrêt en manquement, c'est-à-dire qu'il se fonde directement sur l'interprétation délivrée par la Cour de justice3 , s'imposant erga omnes. Comparable aux arrêts rendus sur renvoi préjudiciel, l'autorité de chose interprétée d'un arrêt dégage ainsi le juge de son obligation de renvoi (Crim. 1er octobre 1979, Rossi di Montalera).
Les autorités nationales ayant la possibilité de choisir les moyens qu'elles estiment les plus appropriées, le juge national peut être appelé à contrôler les mesures adoptées par l'État en exécution d'un arrêt en manquement. Un auto-contrôle découlant 3 Exemple de l'arrêt d'Assemblée du Conseil d'État du 28 février 1992, Société Arizona Tobacco Products et Philip Morris France. 4 de l'arrêt en manquement est donc fait en interne. De surcroît, tout justiciable peut contester en justice le défaut d'exécution de la décision de la Cour. En outre, le début d'exécution qui resterait partiel ne suffit pas, et les mesures d'exécution ne doivent pas être contredites par la suite par d'autres mesures contradictoires, ce qui ferait perdurer le manquement constaté (CJCE, 4 février 1988, Commission c/ Belgique).
Si le principe de l'exécution obligatoire des arrêts en manquement a été maintes fois réaffirmé, il peut persister dans la pratique une réticence des États à s'y conformer. C'est pourquoi il a été prévu que l'inexécution de l'arrêt en manquement est frappée de sanctions.
II. Les effets de l'arrêt en manquement après l'inexécution de la décision rendue
L'inexécution d'un arrêt en manquement peut être constatée par un nouvel arrêt en double manquement (A), voire conduire à une condamnation pécuniaire (B).
A. L'arrêt de double manquement : le prononcé d'une sanction judiciaire suite à l'inexécution du premier arrêt
Technique utilisé pour la première fois dans la jurisprudence Commission c/ Italie, le recours en double manquement implique que « l'effet du droit communautaire, tel qu'il avait été constaté avec autorité de chose jugée à l'égard d'un État, impliquait pour les autorités nationales compétentes prohibition de plein droit d'appliquer une prescription nationale reconnue incompatible avec le traité et il y a obligation de prendre toute disposition pour faciliter la réalisation du plein effet du droit communautaire » (CJCE, 13 juillet 1972, Commission c/ Italie), manifestant l'autorité de chose jugée à l'égard des juridictions et autorités nationales de l'État déjà condamnée.
Cette obligation de se conformer au droit communautaire résulte de la jurisprudence fondatrice Costa c/ Enel dans laquelle il est affirmée que : « l'attribution, opérée par les États membres, à la Communauté des droits et pouvoirs correspondant aux dispositions du traité, entraîne, en effet, une limitation définitive de leurs droits souverains, contre laquelle ne saurait prévaloir l'invocation de dispositions de droit interne de quelque nature qu'elles soient » (CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ Enel). Seule différence : Commission c/ Italie préfèrera parler plutôt d' « attribution » que de « transfert » de compétences.
En tant que gardienne des traités, la Commission a le devoir de prendre l'initiative de saisir à nouveau la Cour d'un recours, si l'État membre a manqué par négligence coupable ou par volonté délibérée à l'obligation de prendre les mesures que comporte l'exécution de l'arrêt de la Cour (CJUE, 17 novembre 2011, Commission c/ Italie). Ainsi, en vertu de l'article 260§2 TFUE, la doctrine qualifie cette action comme « procédure judiciaire spéciale d'exécution des arrêts, en d'autres termes, comme une voie d'exécution ». Quant à la Cour, elle utilise également des termes forts pour caractériser l'inexécution. En effet, selon elle, la « violation caractérisée et inadmissible de l'obligation incombant aux États membres (...) affecte par là-même jusqu'aux bases essentielles de l'ordre juridique communautaire » (CJCE, 19 janvier 1993, Commission c/ Italie). Par exemple, est constitutif d'un manquement « des pratiques modifiables au gré de l'administration » car cela pourrait une législation nationale inchangée (CJCE, 13 juillet 1988, Commission c/ France). Dans cette perspective, la Cour de justice détaille le contenu des obligations d'exécution. Elles visent à rendre inopérantes les mesures nationales litigieuses. D'ailleurs, ces précisions peuvent aussi se faire aussi lors d'un renvoi préjudiciel pour interpréter un arrêt en manquement (CJCE, 14 décembre 1982, Waterkeyn).
S'il est vrai que la technique des arrêts en manquement sur manquement s'est largement développée par la suite, compte-tenu du nombre croissant d'inexécution des arrêts en manquement, il convient néanmoins de mettre en lumière ses insuffisances. Celles-ci tiennent en partie à la lourdeur de la procédure, ainsi qu'au caractère purement déclaratoire du deuxième arrêt. Par exemple, même après l'introduction de l'article 260§2 TFUE, l'arrêt du double manquement n'aboutissait pas encore mécaniquement à des sanctions financières (CJCE, 18 juillet 2007, Commission c/ Allemagne). Ajoutons à cela que la Cour peut ne pas prononcer de mesures, s'il s'avère que l'arrêt initial a été correctement exécuté.
Compte-tenu du fait qu'un arrêt en double manquement ne suffit pas toujours à faire modifier le comportement des États, il a été institué l'article 260§2 TFUE pour inciter les États membres à se conformer au droit communautaire, via des sanctions pécuniaires parfois très élevées.
B. La complétude de la sanction avec le prononcé de sanctions pécuniaires
L'article 260§2 TFUE a réparti les rôles entre la Commission et la Cour. D'une part, la Commission dispose d'une grande compétence pour fixer le cadre initial des sanctions pécuniaires, aux fins de sanctionner l'inexécution d'un arrêt en manquement. En principe, ce cadre initial ne peut pas changer. Ainsi, la Commission détient une compétence exclusive pour procéder au constat judiciaire d'un manquement (CJUE Grande Chambre, 15 janvier 2014, Commission c/ Portugal) et peut ainsi resaisir la Cour après avoir permis à l'État de présenter ses observations. L'objectif est « d'inciter un État membre défaillant à exécuter un arrêt en manquement » (CJCE Grande Chambre, 12 juillet 2005, Commission c/ France (Poissons sous-tailles)). Il revient alors à la Commission d'apporter la preuve de l'inexécution du précédent arrêt (CJCE, 10 septembre 2009, Commission c/ Portugal) et peut adopter des lignes directrices pour fixer les modalités de calcul du montant de la sanction qu'elle propose à la Cour. 6
Toutefois, c'est bien la Cour qui détermine librement le montant de la sanction
proposée dans la requête introductive, n'étant pas tenu aux lignes directrices de la
Commission (CJCE, 4 juillet 2000, Commission c/ Grèce (« Déchets »). Le juge de
l'Union n'est donc pas lié par les propositions de la Commission. Il tient compte de la
durée et la gravité de l'infraction, ainsi que du poids politique et économique de
l'instance étatique mis en cause. En outre, la Cour peut jouer un rôle d'arbitre, dans
l'hypothèse où il y a divergences de vue, entre la Commission et l'État visé, sur le degré
d'exécution de l'arrêt. En effet, la Cour reconnaît le pouvoir de la Commission
d'apprécier les mesures adoptées par un État essayant de se conformer à l'arrêt du
double manquement (CJUE Grande Chambre, 15 janvier 2014, Commission c/
Portugal).
Depuis le Traité de Maastricht, la demande auprès de la Cour peut être
accompagnée d'une demande de paiement d'une somme forfaitaire globale, ou le
paiement d'une astreinte par période de retard. L'astreinte incite l'État visé à mettre fin
dans les plus brefs délais à son manquement. Quant à la somme forfaitaire, elle repose
sur l'appréciation des conséquences du défaut d'exécution des obligations de l'État
membre visé lorsque le manquement se déroule dans une période longue.
Toutefois, dans certains cas, il n'y pas lieu de séparer la somme forfaitaire et
l'astreinte. Dans sa communication en 2005, la Commission a vu qu'un État pouvait
régulariser sa situation juste avant le prononcé d'arrêt de sanction, ce qui anéantissait
l'astreinte et donc la sanction. C'est pourquoi la Cour a admis le cumul de sanctions.
D'autre part, l'arrêt peut constater l'inexécution de la précédente décision et partant
condamner l'État au paiement à la fois des deux types de sanctions (CJCE Grande
Chambre, 12 juillet 2005, Commission c/ France (Poissons sous-tailles)). L'affaire
Poissons sous-tailles est intéressante, car elle montre que la Cour dispose de plus en plus
d'une marge de manœuvre dans le choix des sanctions et le calcul de leur montant. Dans
cette affaire, elle s'est particulièrement montrée innovante en prononçant une «
astreinte semestrielle ». D'autres combinaisons sont possibles, telles que l'astreinte
dégressive tenant compte des progrès accomplis par l'État visé (CJCE, 25 novembre
2003, Commission c/ Espagne), ou les astreintes semi-dégressives comportant une
part fixe et un volet dégressif (CJUE, 7 septembre 2016, Commission c/ Grèce).