Dissertation : Le jus cogens est-il un « ordre public international » et opère-t-il comme tel ?
On oppose souvent le droit international au droit interne. Or, par rapport au droit interne, le droit international est encore mal systématisé et très incomplet, car il est le reflet d’une société internationale hétérogène. Une multitude de normes concurrentielles produites par la volonté des sujets du droit international coexistent. Seules quelques-unes s’imposent à tous : les normes de jus cogens.
Le jus cogens se définit comme l’ensemble des normes générales et impératives, supérieures aux autres normes internationales. Présentant un caractère prohibitif, le jus cogens interdit toute dérogation à ses dispositions. Une norme de jus cogens est porteuse en soi d’une valeur universelle. Notion supérieure et inconditionnelle, un ordre public international peut se définir comme l’ensemble des normes exprimant des valeurs matérielles suprêmes et édictées dans l’intérêt général. Composées du droit international général, nul ne peut déroger aux règles de l’ordre public, par aucun moyen et en aucune circonstance. Pourtant, l’ordre public est une notion difficile à définir. Robert Kolb montre qu’au sein de la 1 doctrine, il n’y a pas consensus sur le sens de cette notion.
La conception du jus cogens ressemble à celle qu’on peut retrouver dans l’ordre public interne : à l’intérieur de celui-ci, le jus cogens a pour fonction de soustraire les normes 1 Robert KOLB, Théorie du ius cogens international, Graduate Institute Publications, 2001, 404 p. 1 impératives du jeu des volontés de l’État. Les normes sont logiquement opposables à tous. Dans ce devoir, toutefois, nous ne traiterons ni des ordres publics nationaux, ni du droit international privé. Intuitivement, l’on peut faire un lien entre jus cogens et ordre public international, et cela en s’appuyant sur les travaux de Michel Virally . Le jus cogens protège 2 l’ordre public international des intérêts individuels des États. Ces derniers peuvent porter atteinte à l’intérêt supérieur de l’ordre public. Impulsé par la communauté internationale dans son ensemble, cet ordre public se constitue d'intérêts primordiaux à respecter : d’où l’obligation d’en maintenir la cohésion, l’unité et l’homogénéité. C’est précisément le jus cogens qui permet de remplir ces objectifs. Cependant, il apparaît que le jus cogens est incorporé dans l’ordre public, et l’on a donc naturellement tendance à assimiler ces deux notions. On pourrait croire que le jus cogens remplit à lui seul les fonctions d’un ordre public, alors l’on ne verrait donc aucun intérêt à les dissocier. La pratique jurisprudentielle ne nous aide pas, en ce qu’elle ne les distingue pas non plus. Il me semble que c’est pour cette raison que, selon la doctrine, jus cogens et ordre public international seraient synonymes. Certes, Robert Kolb fait un travail rigoureux de distinction entre jus cogens et ordre public international. Mais la pratique retient une confusion entre ces deux notions. Dans ce devoir, on s’intéresse à la substance du jus cogens, le jus cogens qui limite la liberté des États de passer des actes juridiques sans limites. Le jus cogens apparaît alors comme un droit objectif. Il s’agira dans ce devoir d’analyser le jus cogens non pas en tant que tel, mais à établir son rapport avec l’ordre public international. Il nous paraît plus intéressant de partir de la pratique pour tenter de répondre au sujet. Jus cogens et ordre public international, deux notions confondues ? Pour ce devoir, on aurait très bien pu partir de la distinction de Robert Kolb, mais prendre comme point de départ le réel me paraît tout aussi intéressant. Partons donc de ce postulat.
Le jus cogens est-il un « ordre public international » et opère-t-il comme tel ? Dans un premier temps, il s’agira de montrer que, dans une approche des plus restrictives, le jus cogens est un ordre public international et qu’il opère comme tel. En d’autres termes, l’alliance entre jus cogens et ordre public international fonctionne théoriquement. Mais dans un second temps, il faudra montrer les limites d’une telle assertion : en effet, dans la pratique, le jus cogens ne s’applique pas stricto sensu tel qu’il a été envisagé.
Montrons d’abord, dans une approche restrictive, que jus cogens et ordre public international se confondent et que ce dernier a vocation à structurer les rapports juridiques entre les sujets de droit (I). Il s’agira ensuite de voir les limites d’une telle approche restrictive qu’on observe dans la réalité. Ainsi, il apparaît que l’ordre public international ne s’applique pas tel qu’il a été pensé : dans la pratique, il se révèle être à géométrie variable (II).
I. Une approche restrictive du droit impératif international : une assimilation entre jus cogens et ordre public international
2 Michel VIRALLY, Réflexions sur le “jus cogens”, Annuaire français du droit international, 1966, pp. 5-29 2
Affirmer que les normes impératives de jus cogens opèrent comme telles, nécessite dans un premier temps de montrer que le jus cogens a vocation à hiérarchiser l’ordre public international (A). Structuré, l’ordre public international se compose de normes régissant les rapports juridiques. Il s’agira donc dans un second temps de voir que le jus cogens est utilisé, en tant que technique juridique, pour sanctionner l’illicéité des normes internationales (B).
A. Un ordre public international hiérarchisé au service de l’intérêt général
L’ordre public international a incorporé l’idée de jus cogens qu’on trouvait dans l’ordre interne. Le jus cogens est l’élément principal qui aide à constituer les normes d’ordre public. Universel, le jus cogens est un ensemble de normes accepté par les États. Indérogeable, le jus cogens s’impose à tous. En 2005, dans l’affaire Kadi c/ Conseil et commission, le Tribunal de première instance des Communautés européennes retient la solution selon laquelle le jus cogens ne souffre aucune exception.
Robert Kolb fait une nuance, peut-être superflue : d’une part, l’ordre public est une notion de droit matériel et il a pour but de dégager des valeurs matérielles suprêmes. D’autre part, le jus cogens est une technique juridique, qui vise à ordonnancer et à garantir l’unité de l’ordre public : le jus cogens permet de montrer quelles sont les normes juridiques qui sont dérogeables ou non. C’est toutefois l’opinion de la majorité qui s’est imposée, une opinion qui défend l’idée que jus cogens et ordre public international se confondent, car il est difficile percevoir leurs différences. Le jus cogens renforce la sécurité juridique des rapports internationaux, en ce sens que les États peuvent faire preuve de prévoyance. Le jus cogens devient alors à lui-même un droit. Le jus cogens s’est ainsi imposé à la conscience juridique : les normes de jus cogens sont devenues des normes de droit positif.
Afin que l’ordre public conserve sa cohérence, le jus cogens opère comme tel en protégeant l’intégrité des valeurs fondamentales. Ces valeurs fondamentales sont placées tout en haut d’un ordre public hiérarchisé. Les Etats qui agissent au sein de la communauté internationale doivent en tenir compte, ils n’ont pas le droit d’avoir des comportements radicalement opposés à celles-ci. Ces valeurs sont de nature humanitaire, éthiques, morales, idéologiques, etc. Par exemple, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), en 1996 dans l’affaire Furundzija, qualifie l’interdiction de la torture de norme de jus cogens. En 2001, le TPIY est suivi de près par la Cour européenne des droits de l’homme avec l’affaire Al-Adsani. En 2006, c’est la CIJ, dans l’affaire Activités armées sur le territoire du Congo (RDC c/ Rwanda), qui mentionne pour la première fois expressément l’idée de jus cogens. On peut aussi citer comme normes de jus cogens le règlement pacifique des conflits ou l’intervention de l’ONU en cas d'agression.
Nous avons vu que l’ordre public international est constitué de normes supérieures : les normes de jus cogens. Elles permettent de hiérarchiser les règles de droit international. À présent, voyons en quoi le jus cogens, utilisé en tant que technique juridique, permet de sanctionner l’illicéité des normes dans l’ordre public international. 3
B. La technique juridique du jus cogens pour sanctionner l'illicéité des normes
Placé hiérarchiquement au-dessus de l'ordre public international, les normes impératives de jus cogens lient l’ensemble des sujets du droit international. Déroger au jus cogens, c’est tomber dans l’illégalité de l’ordre public international. La Convention de Vienne impose la supériorité du jus cogens sur les traités en ses articles 53 et 64. Un traité ne peut pas violer une disposition du jus cogens. Sinon, le traité sera frappé de nullité totale ou partielle. Seule une règle impérative, qu’aucune norme ne peut contredire, peut en modifier une autre.
À l’intérieur de l’ordre public international, le mécanisme juridique du jus cogens permet de stabiliser les relations internationales. En effet, les nouveaux États contractants ont besoin d’un climat de confiance et de sécurité. Lors de l’élaboration du traité, un consensus se dégage sur une volonté de renforcer le droit international, en prescrivant de telles règles, et cela, malgré la méfiance de certains États à l’égard de ce type de normes contraignantes, auxquelles ils n’auraient pas donné leur accord. Les règles de jus cogens impliquent une application erga omnes intéressant la communauté internationale dans son ensemble, principe dégagé par l’arrêt Barcelona Traction (Belgique c/ Espagne) de 1970 dans son obiter dictum. Dans l’arrêt sur les Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c/ Italie) de 2012, la CIJ rappelle qu’une règle impérative est une règle qui ne souffre aucune dérogation, et que le droit impératif remplit une fonction d’ordre public. Dans le cas d’espèce, l’Allemagne jouissait d’une immunité juridictionnelle en vertu de laquelle elle échappe à toute juridiction italienne. Toutefois, selon le Professeur Andrea Hamann, une telle remise en cause aurait pu s’envisager, compte tenu de la gravité des crimes commis par l’Allemagne lors de la Seconde Guerre mondiale. Les normes de jus cogens seraient-elles donc sujettes à caution ? Pas vraiment : c’est davantage le cas d’espèce qui commanderait une dérogation au jus cogens. En tout cas, cela nous amène à penser que le jus cogens n’a pas à être appliqué stricto sensu.
Nous avons vu que le jus cogens permet de sanctionner l’illicéité des normes. Sur le plan conceptuel, l’assimilation entre jus cogens et ordre public international fonctionne. Dans la pratique en revanche, ce n’est pas le cas. Dans une deuxième partie, il s’agira de montrer que l’ordre public international est à géométrie variable. Il arrive en effet qu’on déroge au jus cogens. Le jus cogens ne peut opérer stricto sensu comme tel. Il convient donc d’adopter une approche large du droit impératif international.
II. Une approche large du droit impératif international : un ordre public international à géométrie variable S’appliquant de manière souple, le jus cogens témoigne de l’imperfection de l’ordre public international. Dès lors, le jus cogens n’opère pas comme tel. À partir de cet état de fait, le jus cogens ne peut que s’appliquer de manière relative (A). Du fait d’un ordre public international inachevé, on constate dans la pratique que le jus cogens est dérogeable. C’est dire que l’indérogeabilité du jus cogens ne peut pas s’appliquer stricto sensu comme telle (B). 4
A. Un effet relatif du jus cogens dans l’ordre public international
En réalité, les normes de jus cogens ne sont pas acceptées par tous. Le jus cogens porte atteinte au principe d’égalité souveraine des États. Ces derniers se voient imposer des obligations erga omnes sans ou contre leur gré. Dans l’ordre public international, il est difficile de poser en règle un principe abstrait qui s’appliquerait à toute la communauté internationale. Qui peut prétendre avoir autorité pour dégager une norme de jus cogens ? Les normes impératives se forment par un processus collectif, mais il n’est pas exact que la communauté internationale dans son ensemble y participe. On sait en effet que ce sont les États des « nations civilisées » qui peuvent influer sur la formation du jus cogens. Aussi, la norme de jus cogens peut faire l’objet d’une remise en question par des États contestataires. Souvent, ce sont les grandes puissances qui n’ont pas intérêt à se voir imposer des normes impératives, lesquelles restreindraient leur rayonnement international. Par exemple, lors de l’intervention en Irak, les pro-interventionnistes ont remis en cause le principe du non-recours à la force dans les relations internationales, en rapport avec la légitime défense, alors que la guerre en Irak est analysée comme contraire au droit international. C’est une situation d’abus et de désordre au sein de l’ordre public international que le jus cogens prétend pourtant réguler. À l’inverse, selon Michel Virally, les Etats ayant récemment acquis leur indépendance, mais peu influant dans la communauté internationale, sont demandeurs de normes de jus cogens, car elles leur garantiraient une certaine protection face à l’influence des grandes puissances.
De plus, les États sont des créateurs de règles et choisissent celles qui leur seront appliquées. Dans leurs rapports mutuels, les sujets du droit international peuvent choisir de ne pas appliquer des normes qui leur imposent des obligations. Or, cela contrevient à l’idée du jus cogens qui s’impose à tous sans dérogation. Aussi, les États recourent aux réserves pour déroger aux normes de jus cogens. L’arrêt de la CIJ de 1951 admet l’admissibilité des réserves sur la convention du crime de génocide. Contrevenant à l’idée de jus cogens, la CIJ considère qu’il était préférable de maximiser les chances du nombre de parties au traité. C’est une autre manière d’assurer l’ordre public, mais au prix de sa cohérence, et surtout de son intégrité en s’attaquant à ses valeurs primordiales. Les États réservataires esquivent ainsi l’indérogeabilité du jus cogens. Peut-être que cela montre une faiblesse de l’ordre public international, dans le sens où ses valeurs fondamentales ne seraient pas suffisamment affirmées.
Nous avons vu que le jus cogens n’opère pas stricto sensu, mais de façon relative. Ajoutons à cela que si l’introduction de l’idée d’un ordre public international représente une véritable révolution dans un droit jusque-là totalement soumis aux volontés souveraines des États, cet ordre public est encore en construction. Partant, il faut remarquer que son efficacité est relative, et l’on observera dans la pratique un inachèvement institutionnel, marqué par le caractère dérogeable du jus cogens.
B. L’inachèvement de l’ordre public international par la dérogeabilité au jus cogens 5
L’article 66 de la Convention de Vienne prévoit la compétence de la Cour internationale de justice (CIJ) pour le mode de règlement de tout litige. Ainsi, la CIJ a un rôle d’arbitrage : elle peut prononcer l'inopposabilité d’une norme contraire au jus cogens et elle peut engager la responsabilité internationale d’un État. Cependant, la CIJ est encore bien trop faible pour s’imposer à l’ensemble des États de la communauté internationale. N’étant pas arrivé à maturité, l’ordre public international est inachevé institutionnellement. Il n’existe pas encore d’organe détenant une compétence absolue visant à contrôler l’opérabilité du jus cogens. En d’autres termes, le mécanisme de défense de l’ordre public conçu dans la Convention de Vienne n’est assorti d’aucune garantie automatique. Si l’ordre public international est toujours en construction, les nombreuses jurisprudences, affirmant l’idée de jus cogens, montrent en tout cas que l’élaboration de l’ordre public international va au moins dans le bon sens.
D’une part, certains États ne sont pas signataires de la Convention, comme la France . Il 3 faut aussi rappeler que seuls 35 États ont adopté la Convention : or, 35 États ne peuvent être représentatifs de la communauté internationale dans son ensemble. De plus, d’autres États ont émis des réserves à l’encontre de l’article 66, qui ne peut donc pas s’appliquer à eux, excluant ainsi la compétence de la CIJ. La difficulté se pose même pour les États partis à la Convention : si dans la pratique c’est l’ONU qui se charge d’arbitrer les conflits internationaux, il n’est indiqué nulle part dans ses statuts, ni approuvé par tous, que les Nations Unies représentent l’entièreté de la communauté internationale. L’ONU ne dispose en effet pas d’une légitimité institutionnelle suffisante pour s’ériger en défenseur incontesté de l’ordre public international. Ainsi, le jus cogens ne peut opérer comme tel, car il n’est pas appliqué stricto sensu à toutes les situations. Seule une minorité d’États est véritablement concernée par les règles de jus cogens, et de surcroît il faut qu’au préalable, ces États aient accepté d’être jugés par la CIJ.
D’autre part, la violation d’une norme de jus cogens est très rarement prononcée, car elle
n’apparaît que dans des hypothèses particulières et peu nombreuses. À cela s’ajoute le fait
que la CIJ se veut pragmatique : pour des questions politiques, elle évitera de sanctionner
systématiquement toute violation. Pour assurer l’équilibre de l’ordre public international, la
CIJ veut assurer la prééminence des intérêts internationaux, et, parfois, aux yeux des juges de
la Cour, une entorse à la norme de jus cogens se justifie.