Le Professeur Olivier Dubos écrivait dans sa thèse que : « Les normes communautaires sont invocables, avec rang de priorité, devant les juridictions nationales qui sont ainsi au sens fonctionnel, juge communautaire de droit commun. Les règles de procédure suivie par les juridictions nationales ne sont plus seulement déterminées par le droit national, mais également par le droit communautaire ». Jouant un rôle majeur dans la construction européenne, le juge national s'est vu érigé juge de droit commun de l'Union. Les contours de son office et ses limites ont ainsi été délimités.
L'Union européenne a fait des juges nationaux les garants principaux de l'effectivité de son droit. Un juge de droit commun peut se définir comme le juge qui détient une compétence générale pour statuer sur tous types de litiges, dans toutes matières. Qu'il soit de l'ordre judiciaire ou de l'ordre administratif, le juge national détient ainsi une office, c'est-à-dire qu'il a compétence à la fois pour l'application du droit communautaire, et pour assurer une cohérence entre le droit interne et les traités européens. Dans ce devoir, il ne sera qu'analysé le rôle du juge français.
La consécration du juge national, en qualité de juge de droit commun de l'Union, présente des avantages pour l'intégration européenne. En effet, si la conservation de ses prérogatives permet la préservation de la souveraineté judiciaire des États-membres, l'association du juge national à l'application du droit de l'Union contribuerait activement à la construction communautaire. En ce sens, le juge national renforcerait l'intégration de l'ordre juridique européen, au sein du droit interne de son État. Il serait le premier intermédiaire pour assurer la primauté du droit de l'UE. Dans cette perspective, le juge national oeuvre à la fois à la diffusion de la norme européenne, et à la conformité du droit interne à l'égard du droit communautaire.
Pour autant, le juge national garde sa fonction traditionnelle de juge, en ce sens qu'il applique et interprète la loi. C'est ce qui peut parfois le conduire à privilégier le droit national, décidant ainsi d'écarter le droit communautaire. Pourtant, la consécration de l'office du juge national, en tant que partenaire du juge de l'Union, c'est-à-dire le fait qu'on lui ait imposé de collaborer activement ensemble, aurait dû résoudre cette problématique. Peuvent en effet apparaître de réelles difficultés dans l'articulation de l'ordre juridique interne et de l'ordre juridique communautaire. Malgré cet état de fait, le juge national reste incontestablement un garant effectif de l'application du droit européen. En cela, l'institutionnalisation de l'office du juge contribuerait au renforcement de l'intégration européenne.
Afin de garantir l'intégration européenne, le juge national assure, par sa mission interprétative, l'effectivité du droit de l'Union (I). Toutefois, l'effectivité de son office dépend du degré de coopération qu'il entretient avec le juge de l'Union (II).
I. L'effectivité du droit de l'Union garantit par l'interprétation du juge national
En étant le garant de la primauté du droit de l'Union européen (A), le juge national assure une protection juridictionnelle des droits des justiciables (B).
A. Le juge national, garant de la primauté du droit de l'Union européenne
Il incombe au juge national d'assurer la primauté du droit de l'Union européenne, qui est un principe existentiel au projet même de l'Union européenne (CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ Enel). Sa portée est assurément considérable : « le droit né du traité ne pourrait se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu'il soit ». Afin de renforcer l'intégration européenne, le principe de primauté s'impose aux juridictions nationales, caractérisant la force de pénétration du droit de l'Union dans les ordres nationaux.
Ainsi, le principe de primauté produit des effets sur les normes nationales. Cela induit des obligations pour le juge national, dont son office a été redéfini. En effet, le juge national a l'obligation d'écarter, de sa propre autorité, toute règle interne contraire au droit de l'Union, sans attendre ou demander l'abrogation d'une règle contraire au niveau interne (CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal). et sans que les parties l'aient invité à le faire ou qu'elles ne pouvaient plus le faire (CJCE, 14 décembre 1995, Van Schijndel et Van Veen). L'office du juge national est ainsi encadré, ce qui se manifeste par un relevé d'office en cas d'incompatibilité avec le droit de l'Union. D'un côté, il y a certes une absence d'obligation systématique de relever d'office une règle contraire, mais de l'autre côté, sont imposés aux juges nationaux certains relevés d'offices, à travers les principes d'effectivité et d'équivalence (CJCE, 14 décembre 1995, Peterbroeck).
La primauté du droit communautaire se voit d'autant plus renforcée par un ajout notable de la jurisprudence Simmenthal. En effet, la Cour de justice veille à ce que la compétence du juge national soit protégée contre tout risque d'empiètement entre chaque autorité nationale. Pour éviter tout risque d'atteinte à l'application directe et immédiate des règles européennes, la Cour de justice a ainsi renforcé les pouvoirs du juge national. Conséquence directe de la jurisprudence Simmenthal, la résolution d'un conflit n'est réservée qu'au seul juge national, chargé de l'application du droit de l'Union européenne. Toutefois, le juge national reste limité dans son autonomie. En effet, il est dans l'obligation de procéder à un réexamen de décisions administratives nationales, ayant pourtant eu autorité de chose jugée. Cette situation se présente lorsque la Cour de justice donne une interprétation postérieure, laquelle irait à l'encontre d'une décision nationale antérieure (CJCE, 13 janvier 2004, Kühne & Heitz). Cela montre l'étendue du principe de primauté.
Le principe de primauté du droit de l'Union européenne va caractériser les rapports qu'entretient le juge national avec le droit communautaire. Tenu au respect de son effectivité, il incombe dès lors au juge national de jouer un rôle dans la protection juridictionnelle des droits des particuliers. En cela, l'office du juge s'inscrit dans l'avancée juridique de l'intégration européenne.
B. Le juge national, garant d'une protection juridictionnelle des particuliers
Acteur de l'intégration européenne, le juge national est le garant des droits des justiciables. En effet, ces derniers peuvent se prévaloir du principe d'effet direct (CJCE, 5 février 1963, Van Gend en Loos), c'est-à-dire qu'ils peuvent invoquer les normes européennes à leur bénéfice. De son côté, le juge national a l'obligation de donner une interprétation conforme au droit communautaire en ce qui concerne les directives (CJCE, 10 avril 1984, Von Colson). Von Colson pose en effet une jurisprudence une garantie au moins minimale. L'arrêt prévoit que sa mise en œuvre est très large car, sauf exceptions prévues par la Cour de justice, l'ensemble du droit national est régi par l'obligation d'interprétation conforme.
Dans cette perspective, le juge national doit garantir la protection juridictionnelle octroyée aux particuliers. À cet égard, la Cour de justice définit le principe du droit à une protection provisoire, dont le juge national doit l'assurer dans deux hypothèses. Il le fera d'une part en cas de violation du droit de l'Union (CJCE, 19 juin 1990, Factortame I) et d'autre part, lorsqu'est contestée la validité d'un acte de l'Union, en application duquel un acte national a été adopté (CJCE, 21 février 1991, Zuckerfabrik). Il ressort de la jurisprudence Factortame I l'obligation, pour le juge national, d'assurer le prononcé de sursis à exécution, ainsi que de permettre aux particuliers d'exercer leur droit d'adresser des injonctions aux pouvoirs publics. Par ailleurs, il est à constater l'étendue de la protection juridictionnelle accordée aux justiciables. L'on peut le voir par exemple avec l'hypothèse où les décisions de justice émanant des juridictions statuant en dernier ressort violeraient le droit de l'Union. En ce cas, la Cour de justice pourrait engager la responsabilité de l'État-membre pour manquement (CJCE, 30 septembre 2003, Köbler).
En contrepartie de la mission qui lui est imposée, le juge national dispose d'une certaine autonomie nationale, jouant tant sur le plan institutionnel que procédural. En effet, « les droits conférés par le droit communautaire doivent être exercés devant les juridictions nationales » (CJCE, 16 décembre 1976, Comet), ce qui renforce l'office du juge. Toutefois, la Cour de justice encadre l'autonomie du juge national autour de deux principes (CJCE, 16 décembre 1976, Rewe-Zentralfinanz). D'une part, le principe d'équivalence implique que les règles procédurales applicables aux recours liés au droit communautaire ne peuvent pas être moins favorables que les règles concernant les recours similaires de nature interne. D'autre part, le principe d'effectivité signifie que les procédures juridictionnelles ne peuvent pas aboutir à rendre impossible ou difficile l'exercice des droits conférés par l'Union européenne. Ainsi, l'office du juge et son périmètre d'action se voient largement conditionné par le droit de l'Union.
Si sa mission interprétative conduit le juge national à garantir l'effectivité du droit communautaire, celui-ci peut parfois se déclarer inapte à l'interprétation du droit de l'Union. C'est pourquoi il a été prévu qu'il puisse se référer au juge de l'Union en cas de difficultés d'interprétation. C'est ce qu'on pourrait appeler le « dialogue des juges ».
II. L'effectivité du droit de l'Union assurée par le dialogue des juges
En principe, si la coopération des juges assure l'effectivité du droit de l'Union (A), force est de constater que certains juges nationaux peuvent encore faire preuve d'une certaine résistance à appliquer le droit de l'Union (B).
A. Le juge national, acteur initiateur de la coopération avec le juge européen
Dans l'hypothèse où le juge national serait dans l'incapacité à trancher une question de droit au regard du droit de l'Union, il a été prévu un dialogue entre les juges nationaux et européens. Le dialogue des juges implique le respect du principe de coopération. À cet égard, le juge national est tenu au respect du principe loyauté à l'égard du système judiciaire de l'Union européenne (CJCE, 30 mai 2006, Commission c/ Irlande (affaire dite de « l'usine Mox »). Dans l'affaire Mox, la Cour avait rappelé à cette occasion le devoir de coopération incombant aux juges nationaux, tirant sa source de l'ancien article 10 du Traité CE. En l'espèce, le fait que l'Irlande ait recouru à un mode de règlement des différends extérieurs à l'Union européenne violerait le principe de coopération, car cela pourrait créer un trouble pour les États-tiers, s'agissant de l'unité de la représentation externe et de la cohésion interne de la Communauté.
Il reste que le juge national conserve quelques prérogatives, car il n'applique pas littéralement le droit communautaire. En effet, il l'interprète et l'applique « en l'absence de difficultés sérieuses » (CE, 14 avril 2008, Conseil national des barreaux). Et dans le cas contraire, le juge administratif doit saisir le juge de l'Union d'une question préjudicielle (CE, 8 février 2007, Arcelor), illustrant le dialogue des juges. Ce mécanisme de renvoi préjudiciel permet une véritable coopération judiciaire entre le juge national et le juge européen, contribuant directement et réciproquement à l'élaboration d'une décision pour assurer l'application uniforme du droit communautaire. En cela, l'office du juge national renforcerait l'intégration européenne. Par ailleurs, il est prévu que l'absence de saisine à titre préjudiciel de la Cour de justice constituerait un manquement d'un État-membre (CJUE, 4 octobre 2018, Commission c/ France), ce qui est la preuve que le dialogue des juges n'est pas toujours utilisé dès qu'il le faudrait par les juges nationaux.
Cependant, il est à mentionner que le renvoi préjudiciel entrepris par le juge national est loin d'être automatique. Par un souci de désengorgement de sa juridiction, la Cour de justice refuse ainsi de statuer sur un renvoi préjudiciel dans plusieurs hypothèses (CJCE, 1er décembre 1965, Schwarze) : si la question soumise à interprétation n'a aucun rapport avec la réalité ou l'objet du litige au principal ; si le problème est de nature hypothétique ; ou si la Cour ne dispose pas d'éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre utilement aux questions qui lui sont soumises. De son côté, la Cour de justice opère un renvoi automatique aux juridictions nationales, car « c'est dans le cadre du droit national de la responsabilité qu'il incombe à l'État de réparer les conséquences du préjudice causé » (CJCE, 19 novembre 1991, Francovich et Bonifaci).
Le dialogue des juges implique que le juge national réalise un renvoi préjudiciel auprès du juge de l'Union, en cas de difficultés d'interprétation du droit communautaire. Pourtant, la coopération des juges n'a pas toujours été effective en raison de la résistance que témoignaient certains juges nationaux. En cela, l'office du juge était directement remis en question.
B. Un dialogue des juges mise à mal par la résistance de certains juges nationaux
La primauté du droit de l'Union n'est pas acceptée de manière automatique par l'ensemble des juridictions suprêmes françaises. Cela tient en partie à la Constitution du 4 octobre 1958, située tout en haut de la hiérarchie des normes. Cette situation amène le juge constitutionnel à opérer un contrôle de constitutionnalité des traités et des lois approuvant la ratification de ces traités, en vertu des articles 54 et 61 de la Constitution. Tel a été le cas pour le Traité de Maastricht (CC, 9 avril 1992, Traité sur l'Union européenne) ou pour le Traité de Lisbonne (CC, 20 décembre 2007, Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l'Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne).
De plus, le juge français a manifesté sa résistance à plusieurs reprises [ici sera pris l'exemple du juge administratif]. À l'époque, puisque l'article 55 de la Constitution reconnaissait la supériorité des engagements internationaux pour les lois nationales, alors le Conseil d'État se refusait à exercer un contrôle du droit de l'Union. Ces justifications sont historiques. En effet, dans la tradition française, le Conseil d'État reste toujours le serviteur de la loi française. Depuis, le juge administratif a fini par être « eurocompatible », en jouant le jeu de l'intégration normative du droit de l'Union, par exemple, en ne laissant subsister de dispositions réglementaires non compatibles avec les objectifs définis, après l'expiration des délais imparties pour transposer une directive (CE, 3 février 1989, Compagnie Alitalia). Cette eurocompatibilité a d'ailleurs été officiellement amorcée par la reconnaissance de la supériorité du droit international, via l'exercice du contrôle de conventionnalité (CE, 20 octobre 1989, Nicolo).
Toutefois, la résistance des juges nationaux est à relativiser. D'une part, le contrôle de constitutionnalité n'est pas systématique. Par exemple, le juge constitutionnel n'est pas intervenu pour contrôler l'Acte unique européen de 1986 ou le Traité de Nice de 2001. D'autre part, un juge national peut certes relever une incompatibilité, mais il s'attachera à modifier le droit interne pour le rendre conforme au droit de l'Union, en raison du principe de primauté. Dès lors, l'on pourrait parler d'« artifice juridique », car le fait de s'efforcer à rendre conforme la législation interne, par la révision de la Constitution, traduit tacitement l'aveu du juge national de la supériorité des normes européennes au bloc constitutionnel.