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Éthique et sciences (Ludwig Wittgenstein)

Sujet : Que pensez-vous de l’affirmation de Ludwig Wittgenstein : « Dans la mesure où l'éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l'éthique ne peut pas être une science » ? 


​« Quel est le sens de la vie ? ». C'est une question que tout être humain a sûrement déjà dû se poser au cours de son passage sur Terre. Les religions du Livre ont essayé d'y apporter des réponses. C'est également le cas du mouvement humaniste, par une approche critique, qui a tenté de rationaliser la question ultime de la vie. Pour y répondre, souvent, est invoqué l'éthique. Or, à la question du sens de la vie, il faut bien admettre qu'il n'y a pas de réponse définitive. C'est une question à laquelle il faut avoir l'humilité de reconnaître qu'on ne peut y répondre de manière manichéenne ni par la science encore, et encore moins seulement par l'éthique. Dès lors, l'on peut présager que l'éthique n'a rien d'une science, car elle n'aide pas à répondre à une question pourtant fondamentale. 

​La science peut se définir comme l'ensemble des connaissances. Autre sens, elle est une approche méthodologique pour aider à la compréhension des phénomènes. Par exemple, les laboratoires vont utiliser des dons d'organes pour trouver des remèdes à des maladies. S'agissant du terme éthique, il faut le comprendre comme une doctrine, un ensemble de valeurs partagées que se fixent des communautés humaines. À ce niveau d'étude, l'on peut déjà penser que la science est plutôt une méthode de travail, et l'éthique présente une dimension morale se reposant sur les croyances. Quant au terme vie, on peut le définir de manière organique : ce sera la période temporelle du début à la fin de l'existence d'une chose sur Terre. Mais dans le présent sujet, il faut le comprendre dans le sens où les Hommes tentent d'y apporter un sens à leur existence. Qui plus est, une signification ultime de la vie.   

​De surcroît, le terme « quelque chose » formulé par Wittgenstein a toute son importance : c'est sûrement un sous-entendu cynique pour dire que l'éthique prétend pouvoir apporter une réponse exacte à la vie, alors qu'elle n'aura jamais été en mesure 1 de le démontrer scientifiquement. Quant aux termes « bien absolu, de ce qui a une valeur absolue » : comme évoqué en accroche, les religions du Livre tentent d'apporter un sens à la vie humaine : « Comporte toi bien sur Terre, et tu iras au paradis » pourraient dire les religieux. Mais même les différentes religions dégagent des sens différents au sens de la vie. Certes, l'on peut respecter leur point de vue d'apporter un sens à la vie de leurs adeptes, mais en aucun cas trancher pour telle religion ou telle autre. Ici, l'on voit encore l'éthique à l'œuvre, en accordant une valeur intrinsèque au phénomène de la vie. Avant même de présupposer que l'éthique serait une science, l'on voit donc que ce sont des textes, des figures (Dieu par exemple) qui vont légitimer la signification de la vie. Cependant, concédons comme limite à Wittgenstein qu'il avait sans doute adopté un point de vue par rapport à l'Homme, alors que la vie comprend également d'autres êtres, comme les animaux ou les végétaux. Or, s'il y a bien des sciences de l'animal (zoologie, biologie), ce sont des sciences proprement humaines. Jamais ces espèces n'ont élaboré ces mêmes démarches scientifiques. 

​Mais, l'on partagera au moins le postulat de départ de L. Wittgenstein. L'éthique ne peut pas être une science. Et finalement, tant mieux ? Que des avancées positives soient réalisées, qu'importe. L'éthique peut également amener au pire. Par exemple, l'éthique de Pol pot a amené au génocide de son propre peuple. Ces notions semblent ainsi ne pas coexister : d'un côté, l'éthique est subjective ; de l'autre côté, la science se donne vocation à être objective. Pourtant, postuler une incompatibilité sur la démarche méthodologique de ces deux notions, n'enlève en rien le fait qu'elles essaient d'atteindre le même objectif, à savoir, dans le présent le sujet, celui de déterminer le sens de la vie. L'éthique a au moins le mérite d'avoir le désir d'y apporter sa propre réponse, avec ses armes. Dès lors, l'on peut se demander si science et éthique sont deux notions réellement irréconciliables. Ne peuvent-elles pas être pour autant pas être mises au moins au service de l'objectif de déterminer la signification de la vie ? 

​L. Wittgenstein a raison dans l'absolu, car en aucun cas l'éthique ne peut être une science, tant les deux notions paraissent éloignées (I). Tenter de concilier pourrait même s'avérer dangereux. Il reste que le désir des Hommes est d'apporter un sens à leur vie, et l'on peut alors comprendre dans cette acceptation au moins que l'éthique constitue dès lors une science, mais ne doit-on dès lors ne l'envisager réellement que de ce point de vue ? (II). 


I. L'approche méthodologique de la science sabotée par l'ajout d'éthique 

​D'emblée, un problème majeur se pose, puisque l'essence même de la science ne parvient pas à résoudre l'énigmatique question du sens de la vie (A). Partant, l'éthique ne peut en aucun cas prétendre être une science, surtout qu'elle tend à être davantage un frein à la bonne compréhension des phénomènes (B).  

A. La science : ou déjà l'impossible détermination de la signification ultime de la vie 

​Comme dit en propos introductif, ici, il ne s'agit pas d'étudier la signification de la vie biologique des êtres. Plutôt, la citation de Wittgenstein invite à se questionner sur la raison, le pourquoi de la vie. Or, il faut remarquer que souvent, le problème est posé comme tel : il est couramment admis que c'est l'éthique qui est au service de la science, et pas l'inverse. C'est l'éthique qui souhaite apporter du sens à la vie. La science n'est qu'un outil. Partant de ce postulat, l'on voit déjà un rapport de force en faveur de la science, une supériorité intrinsèque, afin d'aider à la compréhension des phénomènes. 

​Or, le problème est que la science elle-même n'est pas parvenue à déterminer le sens de la vie. Même aujourd'hui, on est dans un monde régi par la connaissance, le monde scientifique dispose de nombreux outils. Eu égard aux siècles précédents, les avancées humaines ont permis de comprendre de nombreux phénomènes. L'Homme est par exemple aller sur la Lune, il est capable de prouver la thèse défendue par Galileo concernant le système de positionnement, etc. (Notons que postuler l'idée que l'Homme, et in fine la science progresse au fil des siècles, ne va pas de soi. L'on aurait très bien pu avoir une régression au niveau scientifique). 

​Toutefois, et l'on peut respecter le point de vue des Humanistes, il reste que la science, par son cheminement, sa compréhension, son approche de toujours s'améliorer pour comprendre les phénomènes de l'univers, tend à être un outil privilégié pour comprendre la vie. Le futur nous le dira. Peut-être qu'un jour, la science parviendra à déterminer, de manière objective, la signification absolue de la vie. Tel un problème mathématique. Parfois, cette recherche de connaissance par l'Homme conduit même à une certaine insolence. L'œuvre nietzschéenne tend à montrer une volonté de la maîtriser. Il disait que : « Si nous nous trouvons tellement à l'aise dans la pleine nature, c'est qu'elle n'a pas d'opinion sur nous. » Par sa Volonté de puissance, il prétend qu'elle est le choix d'une réalité définie par l'individu, et non pas à partir de la nature. En somme, il exploite la science pour nier la nature originelle, et in fine la signification ultime de la vie qui est relative. Au contraire, Nietzsche entend prouver qu'un être peut influencer le cours de la nature. Ce qui tend ainsi à démontrer l'impossible détermination d'un sens absolu de la vie, lequel serait toujours fluctuant. 

​Après avoir que la science ne permettait déjà pas (ou n'est pas encore parvenue) à déterminer la signification ultime de la vie, il convient à présent de présenter en quoi la compréhension du monde peut être rendue plus difficile par l'apport de l'éthique dans la science. 


B. L'incompréhension du monde à cause de l'éthique 

​A contrario, l'on voit que l'éthique est largement insuffisante pour déterminer un sens ultime à la vie. S'agissant des études des philosophes, elles ne font que tendre l'idée que la science n'apporte pas de réponse définitive à la vie. Par exemple, d'un côté, Spinoza défend une position déterministe ET éthique de la vie. De l'autre côté, Jean-Paul Sartre défend, dans L'existentialisme est un humanisme, l'auteur défend que chaque individu détermine les actes qu'il décide d'adopter. En cela, il rejette l'idée d'une signification ultime de la vie, d'un bien absolu, puisque plusieurs sens peuvent être donnés à la vie. Au moins, ces études permettent de donner un sens au phénomène vivant, mais elles ne constituent que des guides de vie, pas une vérité absolue. 

​De surcroît, l'utilisation de la science au profit de l'éthique, afin de résoudre les grands problèmes moraux, dont le sens de la vie, est critiquable. Par exemple, s'agissant du développement du scientisme, laquelle se présente comme une attitude philosophique qui postule l'idée que seule la science permet d'atteindre la connaissance : Benoît Mandelbrot formule une critique épistémologique intéressante. Il contredit l'idée que : « les mathématiques expliquent le monde ». Certains phénomènes ne peuvent en effet pas être seulement expliqués par la science. À cet égard, l'économiste Jamel Saadaoui soutient l'idée que la macroéconomie (et plus largement les sciences molles), si elle n'est pas une science absolue, est un bon complément aux sciences dures. 

​Pire encore, l'éthique peut rendre la compréhension du monde plus difficile. En cela, comme Jamel Saadaoui le rappelle, ce n'est pas parce que des mathématiques sont insérées dans des modèles économiques que cela les rend juste. L'éthique est politique, subjective. Ce qui était éthique par le passé ne l'est plus forcément aujourd'hui. C'est donc une discipline qui varie selon le temps. Par exemple, l'adage « Oeil pour oeil, dent pour dent » était une éthique passée et justifiait la vengeance privée. Mais désormais, l'État de droit s'est largement imposé en tant qu'outil de régulation social pour encadrer la vie. est une À l'inverse, les sciences n'ont pas la prétention d'apporter une réponse définitive. Chaque scientifique peut remettre en cause, par des démonstrations nouvelles, les études de leurs prédécesseurs. Par exemple, fondateur de l'eugénisme, la théorie de Francis Galton aura conforté la doctrine nazie dans l'élimination des Juif. Alors qu'aujourd'hui, les avancées scientifiques démontrent l'inexistence de hiérarchie entre les ethnies humaines. Ainsi, il semblerait que l'éthique peut parfois conduire davantage à l'incompréhension du monde. 

​En cela, la démonstration de notre première partie tend à rejoindre la citation de L. Wittgenstein. L'éthique ne peut pas être une science pour déterminer le sens de la vie. L'éthique constitue même un danger à l'approche méthodologique de la science. Or, le sens de la vie est un concept d'abord et avant tout des Hommes. Certains y verront un cheminement intellectuel vers la vérité, d'autres l'arrogance des Hommes, mais leur désir d'utiliser l'éthique aux fins d'accorder une valeur absolue au phénomène de la vie ne peut être empêché. Dès lors, l'on ne peut que respecter leur désir d'apporter une/des solution(s) à leurs problèmes. 


II. L'éthique au service de la science : un désir irrémédiable des hommes pour apporter du sens au phénomène de la vie 

​En présupposant que l'éthique pourrait être une science de manière relative, il est alors à se demander si l'éthique constitue réellement une chance pour la science, afin d'établir ce qu'est que le bien absolu (A). Mais peut-être que l'approche mériterait d'être inversée. En effet, dans la résolution de ce problème, c'est peut-être la science qui pourrait être la voie de salut pour l'éthique (B). 

A. L'éthique : une chance pour la science ? 

​Deux courants s'opposent en philosophie : d'un côté, l'existentialisme qui prône une responsabilisation de l'individu. C'est à chaque être humain de prendre sa destinée en main, par le fruit de ses actions. D'un autre côté, le déterminisme postule l'idée que tout acte est déterminé par le passé. En cela, le déterminisme rejoint davantage le postulat qu'il y aurait un sens ultime à la vie. De nombreux travaux tendent à démontrer un lien de causalité du parcours de vie des individus. Par exemple, la conception bourdieusienne défend le postulat que les inégalités persistent dû à l'habitus. 

​Dans cette perspective, l'éthique, si tant est qu'elle est communément admise, apparaît comme un horizon, un cap pour la science. L'éthique détermine et choisit les domaines d'études de la science. Après la Seconde Guerre mondiale, se sont développés et internationalisés la protection des droits de l'homme. Ainsi, le juge administratif a considéré que le lancé de nains était contraire à la dignité humaine (CE, 1995, Commune de Morsang-Sur-Orge). Ici, l'éthique tend à conforter la position de la science qu'il n'existe pas d'infériorité de certains types d'hommes sur d'autres, et qu'ils sont à niveau égal. Aujourd'hui, l'éthique encourage la science à réaliser des recherches sur ce qu'elle juge bon, par exemple, l'environnement. Or, la science admet largement aujourd'hui que les activités humaines tendent à déréguler le climat. Ici, il n'est pas question de prouver si les mouvements écologistes ont raison ou non. Plutôt, il faut comprendre avec cet exemple que l'éthique a permis à la science de se questionner sur des phénomènes environnementaux, lesquels peuvent indirectement à dire quelque chose de ce qu'est que « le bien absolu ». 

​Cependant, l'éthique peut également être un frein à la science. En effet, les juges, puisqu'ils ont une libre interprétation, se refusent parfois de dégager des règles absolues. Tel est le cas à propos de la détermination d'un doigt en tant qu'objet ou sujet de droit (TGI d'Avignon, 24 septembre 1985, Affaire de la main volée). C'est une hypocrisie des juges, puisque le législateur a déjà défini, en son article 1128 C. civ, les 5 choses qui pouvaient être dans le commerce ou non. S'agissant de la vie, la doctrine juridique a clarifié la notion de vie, mais elle n'a jamais été en mesure de déterminer la signification ultime de la vie. D'ailleurs, elle s'y refuse, voyant le danger que cela pourrait représenter. Par exemple, par le passé, le législateur nazi avait défini la supériorité de la race aryenne sur les autres. Ainsi, l'éthique constituerait une chance pour la science, en ce qu'elle la rendrait moralement meilleure. 


​Si, d'un point de vue relatif, l'éthique peut être une chance pour la science, l'inverse peut également être vrai. En supposant que la science est une chance pour l'éthique, la conception de L. Wittgenstein n'est pas transcendée. Il ne s'agit pas de prouver que l'éthique devient une science, mais que la science contribue à consolider la morale humaine. Si tant est que les moralistes acceptent une part de rationalité dans leurs jugements moraux. 


B. La science : une chance pour l'éthique ? 

​Le raisonnement supra a conduit à penser que l'éthique, notion subjective, ne pouvait pas être une science. L'on admet toutefois que l'éthique est omniprésente dans toute civilisation, qu'il n'est pas à juger dans ce présent devoir si telle éthique est bonne ou mauvaise. Cependant, la coutume, laquelle est une croyance partagée par une majorité d'hommes, conduit le législateur à se prononcer sur des sujets sensibles. Ainsi, l'eugénisme a été déclaré comme pratique interdite, par exemple, par la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne en son article 3.2.b. En matière de coutume, la moralité des décisions prises par le législateur s'inscrit plus largement dans le respect des droits fondamentaux. Par exemple, l'interdiction du crime du génocide est largement admis dans l'ordre public international. Il s'agit d'une norme de jus cogens. Cela apparaît si évident que bon nombre d'États-nations n'ont pas eu besoin de légiférer des dispositions interdisant cette pratique. Ici, c'est bien la science qui tend à influencer l'éthique : elle apporte des preuves sur ce que l'éthique jugera bon ou non moralement. 

​En revanche, l'on peut au moins dire que la science peut apparaître être une chance pour l'éthique. En effet, la science peut renforcer les croyances des Hommes, lesquelles sont prouvées par des données scientifiques. Même, la science peut être un excellent outil de gouvernance publique. Comment expliquer le succès de l'Allemagne, leader de l'Union européenne ? Peut-être que la réponse réside dans l'approche dont est gouvernée le pays. Chimiste de profession, la chancelière allemande Angela Merkel a vraisemblablement une approche scientifique, laquelle est mise à contribution en matière d'éthique. 

​À l'inverse, en France, l'inefficacité des politiques publiques peut peut-être s'expliquer par la formation des élites administratives. Il est difficile de comprendre en quoi des énarques qui ne disposent pas de bagage scientifique, pourraient prétendre se 6 prononcer sur ce type de sujets. La transformation de l'ENA en Institut du Service Public (ISP) tente de diversifier les profils, de sorte à mieux répondre aux enjeux contemporains futurs. « Dans la mesure où l'éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie [...] », il faut voir en les efforts humains une tentative existentialiste de comprendre les choses. Les Hommes investissent ainsi dans la science, et cela, pour délimiter les contours de l'éthique. C'est par la science qu'on pourrait dans une certaine mesure déterminer ce qui est bon ou non. Par exemple, la science aura grandement encouragé les Hommes à se pencher sur la question animale. La défense des animaux s'est récemment manifestée par une tentative de les reconnaître en tant qu'être vivant (Code de l'animal paru en 2018). Ainsi, la science constituerait une chance pour l'éthique.

Arrêt du Conseil d'État, 4 décembre 2019, n°434359