Commentaire : Cour EDH (plénière), req. n°10328/83, Belilos c. Suisse, arrêt du 29 avril 1988 (extraits reproduits).
Résultant d’une déclaration unilatérale, une réserve est la manifestation d’un État voulant être parti à un traité tout en excluant de son acceptation une ou plusieurs dispositions. Si toutes les réserves ne parviennent pas à être acceptables en raison des effets qu’elles provoquent, les États ont toujours la possibilité d’émettre des déclarations interprétatives qui précisent la pensée de l’Etat sur certaines dispositions. La Cour EDH a rendu l’arrêt Belilos c. Suisse le 29 avril 1988 où il était question de savoir si une déclaration interprétative pouvait s’entendre comme une réserve.
Par un rapport du 16 avril 1981, la police municipale de Lausanne siégea en audience contre Mme Marlène Belilos pour avoir contrevenu au règlement général de police de la commune. Mme Belilos introduisit alors un recours en nullité devant la Cour de cassation suisse. La cour rejeta le pourvoi le 25 novembre 1981. En réaction, la requérante introduisit à nouveau un recours devant le Tribunal fédéral, lequel fut également rejeté. Mme Belilos a donc saisi la Commission européenne des droits de l’Homme le 24 mars 1983. La requête considérée recevable a été ensuite transmise à la Cour EDH qui a jugée le 26 septembre 1986.
Devant celle-ci, la requérante a argué qu’elle n’a pas été jugée par un tribunal indépendant et impartial, au sens de l’article 6-1 de la Conv EDH. Dans son rapport du 7 mai 1986, la Cour formule à l’unanimité l’opinion qu’il y a eu violation de l’article susvisé.
La Cour EDH jugea que la déclaration litigieuse est réputée non valide car elle ne répondait pas à deux des impératifs de l’article 64 de la Conv EDH. La Suisse ayant reconnue la compétence de la Cour EDH, l’exception préliminaire qu’elle a soulevé lui est ainsi rejetée.
L’arrêt nous fait envisager l’hypothèse de l’inassimilabilité des déclarations interprétatives à des réserves sans remettre en cause l’appartenance de la Suisse à la Conv EDH. Plus généralement, la décision Belilos illustre l’évolution du régime des réserves, en montrant notamment l’affirmation de nouveaux critères de contrôle adopté par la Cour EDH pour juger de la validité des réserves émises par les Etats.
Ainsi, si la déclaration interprétative suisse ne fut assimilable à une réserve, eu regard des critères retenus par la Cour EDH (I), il convient de souligner que la Suisse peut toujours rester membre à la Convention (II). 1
I. Les exigences de contrôle de la Cour EDH en matière de droits de l’Homme
Ce n’est que depuis quelques années que la Cour EDH affirme sa compétence pour contrôler les réserves. Elle exige à la fois des règles de procédures (A) et que les Etats réservataires fassent preuve de bonne foi (B).
A. L’exigence du respect procédural de la réserve
1. Le bref exposé de la loi en cause, gage de sécurité juridique pour les signataires
Avançant qu’elle rencontra des « difficultés d’ordre pratique » pour remplir les procédures liées à sa déclaration, la Suisse estima que le non-accomplissement de ces formalités « ne saurait tirer à conséquence », invoquant notamment une « pratique très souple » qui se serait développée avec l’assentiment tacite des autres Etats contractants . La 1 Suisse se prévaut de la jurisprudence antérieure afin de justifier son omission.
Cependant, pareilles circonstances ne peuvent justifier que l’on méconnaisse une condition « explicite » de la Convention. A ce titre, la Commission rappelle que l’envoi de l’exposé des lois permet aux organes et aux Etats-membres de prendre connaissance de cette législation. L’exposé des lois est gage de « sécurité juridique » et rapporte un « élément de preuve ». Faut-il rappeler que les relations internationales se fondent souvent avec l’aide de supports écrits, sans quoi il serait impossible de déterminer expressément le consentement des États signataires, d’où cette exigence de formalisme. Par ailleurs, il est d’autant plus nécessaire pour l’Etat réservataire de préciser la portée de sa réserve si elle se veut large, de sorte qu’il n’y ait point mésentente entre Etats-signataires.
2. L’inassimilabilité des déclarations interprétatives aux réserves
N’utilisant pas de critères absolus pour distinguer les deux concepts, la Suisse avance que « l’identité de traitement des réserves et des déclarations suisses » aurait été observée lors du dépôt de ratification, ce qui démontrerait, selon elle, que la Cour EDH ait acceptée cette différence de méthode. Selon cette logique, réserve et déclaration interprétative se confondraient. Or, la distinction est communément admise dans la Conv EDH.
La Cour compris le subterfuge suisse, essayant de camoufler sa réserve par le biai d’une déclaration interprétative. La Suisse n’a pas le droit de formuler dans un même instrument aussi bien ses réserves que ses déclarations interprétatives, car ils n’ont pas la même signification. Il revient à la Suisse de s’adapter aux exigences de la Convention et non 2 d’imposer ses particularismes nationaux, d’autant plus qu’ils n’avaient pas été réellement acceptés.
En fait, le problème rencontré par la Suisse était que la Conv EDH ne mentionnait pas les déclarations interprétatives. Faut-il y voir une carence dans le contenu du traité international ? Cela aurait pu servir l’argumentaire suisse. 2 Opinion concordante du Juge PINHEIRO FARINHA : Il rappelle que ces deux catégories n’ont pas la même signification. 1 Cour EDH, 1978, Irlande c/ Royaume-Uni : La Suisse se base sur cette décision dans laquelle avait été admise une réserve par les autres contractants, sur le fondement de l’article 6 §3 c, sans poser de difficultés. 2
B. L’exigence de bonne foi de l’Etat réservataire
1. Le rejet de la qualification de déclaration qualifiée
Estimant avoir recouru à une déclaration interprétative « qualifiée » au regard de l’article 2 §1 de la Convention de Vienne, la Suisse ne voulait pas reproduire l’erreur d’élargir trop largement des tribunaux aux parties , en tenant compte des jurisprudences 3 précédentes.
Toutefois, la Cour EDH a opéré un examen matériel et retient la qualification de déclaration interprétative « simple », se justifiant eu égard du libellé du texte. En effet, celui-ci suffit à lui seul pour que la Cour déduise l’intention de l’auteur, et ce qu’importe le contenu réel de la réserve. S’attachant à des règles strictes de formes, la Cour fait en cela preuve de positivisme juridique, contrôlant la réserve telle qu’elle s’est présentée d’apparence.
2. L'insuffisance des travaux préparatoires dans la détermination de l’intentionnalité
Selon la Suisse, ses travaux préparatoires de la déclaration témoigneraient de sa bonne foi dans laquelle on constate un « caractère manifestement restrictif ». La Cour EDH reconnaît que la Suisse a toujours eu le souci d’éviter les incidences d’une conception extensive du droit d’accès aux tribunaux . En ce sens, elle adopte une position volontariste 4 selon laquelle la réserve résulterait de la volonté de l’Etat.
Néanmoins, la Cour EDH écarte la réserve au motif que son « libellé » est imprécis et ne dégage pas suffisamment l’intentionnalité de l’auteur dans le contenu de sa réserve. En l’espèce, les travaux préparatoires ne fournissent aucune indication sur la manière d’appliquer la déclaration comme une réserve dans les procédures pénales. Cela montre que la seule intentionnalité ne suffit pas et qu’il faut que la réserve soit suffisamment motivée.
Si la déclaration interprétative suisse a été jugée invalide, il n’empêche pas que la Suisse puisse rester membre de la Convention. C’est ce que nous verrons dans une deuxième partie.
II. L’appartenance de la Suisse à la Conv EDH malgré le rejet de la réserve
D’une part, les parties prenantes de la Convention n’avaient pas accepté la réserve (A), d’autre part le rejet s’explique par le caractère illicite de la déclaration litigieuse (B).
A. L’obligation juridique de se soumettre à la Convention
1. Les Etats signataires tenus de respecter l’article 6 §1 sans dérogation possible
4 Cour EDH, 16 juillet 1971, Ringeisen c/ Autriche : S’agissant de procédures administratives touchant à des droits de caractère civil. 3 Cour EDH, 16 juillet 1971, Ringeisen c/ Autriche : En réaction à cet arrêt, la Suisse a essayé de se mettre à l’abri les procédures se déroulant devant les autorités administratives, de sorte que les tribunaux n’aient pas à revoir complètement les faits. 3
La Cour EDH s’emploie à vérifier que les obligations découlant de l’article 6 §1 ne subissent pas des « restrictions » qui ne répondraient pas aux exigences de l’article 64 relatif aux réserves.
Or, la Suisse a retenu de l’article 6 §1 que « La garantie d’un procès équitable [...] vise uniquement à assurer un contrôle judiciaire final des actes ou décisions de l’autorité publique […] ». Ce prétendu droit n’apparaît pas dans la Convention et il n’a été reconnu que par la Suisse elle-même. La réserve doit nécessairement porter sur une loi déterminée en 5 vigueur au moment de la ratification. Il n’est pas envisageable qu’un État crée lui-même des droits puis puisse se prévaloir de ceux-ci. L’adhésion à une Convention n’aurait pas de sens si chaque membre ne pourrait pas bénéficier des mêmes dispositions. C’est d’autant plus crucial pour la Conv EDH qui prétend protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales. Par voie de conséquence, la Cour impose aux Etats-partis à un traité d’adopter la même conduite à l’égard de ses citoyens.
2. Le silence, critère écarté dans la détermination de l’acceptation de la déclaration
La Cour EDH rappelle que le silence des Etats contractants ne prive pas ceux-ci et les organes de la Convention de leur « pouvoir d’appréciation ». En principe, un Etat ne peut pas déterminer unilatéralement l’étendu de son traité. La Suisse a fait mine de considérer ses réserves comme acceptée par les autres Etats afin d’éviter leur réaction voir opposition.
Jean Combacau rappelle que ce n’est pas parce qu’il n’y pas eu d’objections que la réserve est nécessairement acceptée . Sa conception applicable à la Convention de Vienne ne 6 peut pas l’être pour la Conv EDH. En effet, Combacau souligne que dans son article 20, la Convention de Vienne obéit à une « logique intersubjective », c’est-à-dire qu’un Etat contractant peut devenir parti à un traité alors même qu’il formulé une réserve, afin de maximiser les chances du nombre de personnes partie au traité. En droit international, le 7 silence sur une réserve est considérée accepté tacitement au bout d’un an lorsque les Etats ont été notifiés. Tandis que la Conv EDH suit un logique différente selon laquelle la réserve devrait être obligatoirement admise par tous les Etats-partis. Sinon, cela remettrait en cause l’intégrité et la cohérence de la Conv EDH auquelle les membres ont consentis.
B. Le rejet de la déclaration interprétative illicite
1. L’atteinte au principe de la séparation des pouvoirs de la Conv EDH
D’après la requérante, la Suisse a porté atteinte au principe de la séparation des pouvoirs dans le droit interne suisse. Mais selon le défendeur, la formulation paraissait clair, de sorte que les organes et autres Etats partis de la Convention arrivent à en déterminer sa portée. 7 Avis consultatif, 28 mai 1951, CIJ : Elle a fait le choix politique d’admettre les réserves s’agissant de génocide. 6 Jean COMBACAU, Logique de la validité contre logique de l’opposabilité dans la Convention de Vienne sur le droit des traités, 1991. 5 Opinion concordante du juge DE MEYER : Il précise que la Convention n’a pas pour but de créer mais de reconnaître des droits aux individus. 4 L’expression « contrôle judiciaire final » désignerait un contrôle de type cassatoire, limité aux questions de droit.
Or, la Suisse aurait dû adapter son droit interne aux exigences de la Conv EDH . En 8 principe, un Etat qui s’engage veille à respecter l’ensemble des dispositions du traité sur son territoire. Ayant ratifié la Convention, la Suisse devrait se soumettre à l’article 6 §1 exigeant un « tribunal indépendant et impartial ». L’Etat réservataire est tenu de modifier ainsi une réserve dès lors qu’elle est juridiquement invalide . Il s’en est suivi de vives critiques au sein 9 de la Suisse où il a été même demandé de dénoncer la Conv EDH . 10
2. Le refus du caractère général et illimité de la déclaration interprétative
De bonne foi, la Suisse estime que la notion de contrôle judiciaire final n’est pas contraire au droit international. En d’autres termes, la Suisse prétend que la notion est 11 communément acceptée sur la scène internationale, telle une coutume. La Commission rappelle que l’article 64 §2 doit se lire à la lumière de l’article 64 §1, interdisant l’émission de réserves de caractère général.
L’observation de l’invalidité de la réserve est réalisée un organe supérieur, la Cour, ce qui diverge de la Convention de Vienne. Les termes étaient « ambigus et flous ». De fait, la disposition priverait l’accusé de presque totalement sa protection , droit fondamental inscrit 12 dans la Convention. Les organes et les Etats membres ont opéré un contrôle de compatibilité de la réserve avec l’objet et le but du traité. Ils ont émis une « objection aggravée » 13 c’est-à-dire que la réserve est inadmissible.
Il faut observer que la Cour impose aux États réservataires la limitation de la portée de leur réserve, sans quoi il y a un risque de confusions. La limitation est indispensable pour empêcher les Etats réservataires d’appliquer des droit contraires à la Convention. La Cour n’entend pas créer de nouveaux droits, mais simplement les reconnaître . 14
La nullité n’affecte pourtant pas l’engagement de la Suisse. L’arrêt Belilos est la
démonstration qu’un Etat réservataire peut très bien rester parti prenante d’une Convention
même si ses réserves ont été jugé invalides. En cela, la Cour EDH a une logique qui diffère
de la Convention de Vienne eu égard de l’article 20 §4 de la Convention de Vienne
concernant la technique d’adoption des traités : la Cour admet une acceptation large des
réserves pour éviter de perdre un grand nombre d’Etat entre le moment de la signature du
texte et son approbation, quitte à atténuer la portée du traité.
14 Imbert (P-H), La question des réserves et les conventions en matière de droits de l’homme, 1982
13 COHEN-JONATHAN (G.), La Convention européenne des droits de l’homme
12 Opinion concordante du Juge DE MEYER : il juge que ces réserves sont incompatibles avec le jus cogens,
sauf à ne pas toucher la substance même des droits de la Convention.
11 Référence à la réserve de la France à son article 2 du Protocole n°7 à la Conv EDH
10 Postulat de DANIOTH HANS : Dans l’arrêt Belilos, la Cour EDH aurait porté atteinte à la souveraineté de la Suisse
par le refus de ses réserves et déclarations interprétatives.
9 Cour EDH, 28 juillet 1998, Loizidou c/ Turquie : La Cour EDH est reconnue officiellement compétente pour
effectuer un contrôle eu égard des Etats-membres.
8 Opinion concordante du Juge DE MEYER: L’article 64 accorderait un bref délai pour